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côte ; ils gagnaient la route plate ; on les pouvait distinguer à cette heure, couverts de peaux de bêtes, cavalcader en désordre sur leurs petits chevaux sauvages ; et le fer des lances, et les fourreaux brillaient dans la lumière du jour levant.


« Ils sont bien deux mille ! » estima Cyprien, qui ne les quittait pas des yeux.

Jacques et Jean ne répondaient pas.

Tous deux avaient la même idée : la fuite ; ils cherchaient une façon raisonnable de la proposer. Jean parla le premier :

« Cyprien, ils sont absolument trop ! si nous nous en retournions. »

Cyprien répondit :

« Non ! nous n’en aurons pas le reproche ! »

« Cyprien, songez-y » reprit Jacques.

Cyprien répondit :

« Non ! »

« Par les bois ! » proposa Jean, montrant la possibilité d’une retraite déguisée.

« Non ! reprit Cyprien, non ! et suivez-moi !»

Tous trois descendirent dans la gorge.

« C’est ici, dit Cyprien, qu’il nous faut mourir ! »

Jacques et Jean se turent.


L’ennemi approchait ; on entendait une immense rumeur, et la terre s’ébranlait au pas des chevaux.


« Cyprien, ils sont tout près… mais nous aurions le temps encore… »

C’était Jacques qui parlait.

Cyprien ne répondit pas.


Les cosaques débusquaient en face.

« Il est trop tard ! » s’exclamèrent en même temps Jacques et Jean, désespérés.

Cyprien avait quitté la maison paternelle, son testament fait, avec l’intention bien arrêtée de mourir.

Déjà il voyait en rêve, gravée sur la roche, cette inscription solennelle : « Passant, va dire à Dinant, la fière ville, qu’ici les trois Guinguet sont morts pour la défendre ! » Mais, la pusillanimité de ses frères avait fini par ébranler son courage. Oh ! il voulait bien mourir, mais non point mourir seul. Il se disait : « Au premier choc, Jacques et Jean vont m’abandonner. »