Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/147

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
137
SUR CHRISTINE

avait conçu depuis long-temps beaucoup d’estime pour le fameux Ménage, qui nous a laissé dans ses écrits tant de choses frivoles parmi quelques unes d’utiles. Dans son voyage de Suède à Rome, elle lui avait écrit en passant par Bruxelles de la venir trouver ; elle lui marquait qu’elle avait fait la moitié du chemin, et que c’était à lui à faire le reste. Ménage ne jugea pas à propos de se déplacer pour la satisfaction d’une reine qui ne l’était plus. Elle ne lui en sut pas mauvais gré ; car dès qu’elle fut arrivée à Paris, comme elle n’y cherchait que les hommes célèbres par leurs talens, elle donna à Ménage la place d’introducteur auprès d’elle, place qu’un savant possédait pour la première et apparemment pour la dernière fois. Comme c’était une espèce de célébrité que d’avoir été présenté à la reine, Ménage ne pouvait suffire à tous ceux qui l’en priaient, el ne refusait personne : ce qui fit dire à Christine, que ce Ménage connaissait bien des gens de mérite.

Elle eut plus lieu d’être satisfaite de Paris que de la cour, où elle n’avait que très-peu réussi. Les femmes et les courtisans ne purent goûter une princesse qui s’habillait en homme, qui brusquait les flatteurs, qui faisait compliment sur leur mémoire à ceux qui voulaient l’amuser par de jolis contes, et dont l’esprit enfin avait quelque chose de trop mâle pour des êtres frivoles, auprès desquels toutes ses connaissances lui étaient inutiles. Ceux qui croyaient la mieux connaître, la comparaient au château de Fontainebleau, grand, mais irrégulier. On ne sera pas étonné du jieii d’accueil qu’elle reçut, quand on songe au peu d’impression que fit en 1717 sur cette même cour le czar Pierre le Grand, bien supérieur à Christine ; la plupart des courtisans ne virent dans ce monarque qu’un étranger qui n’avait pas les manières de leur pays, et nullement un souverain plein de génie qui voyageait pour s’instruire, et qui avait quitté le trône pour s’en rendre digne. Il semble que notre nation ait porté plus loin que les autres cette attention subalterne dont parle Tacite, qui cherche la réputation des grands hommes dans leur contenance et s’étonne de ne l’y pas démêler.

Christine avait pris tant de goût pour la France, qu’à peine retournée en Italie, elle jugea à propos de faire dans ce royaume un second voyage (en 1657). On crut que les vues politiques l’y amenaient ; mais ce voyage ne fut remarquable que par la mort tragique de Monaldeschi, son grand écuyer, qu’elle fit, comme l’on sait, assassiner presque en sa présence à Fontainebleau dans la galerie des cerfs. Les circonstances de cette mort sont assez connues ; mais ce qui l’est moins, et ce qui doit paraître encore plus étrange que la barbarie de Christine, ce sont les disserta-