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PRÉFACE.

cette multitude aveugle et bruyante, qui croit fixer les rangs parce qu’elle se mêle de les donner, très-jalouse néanmoins qu’on se soumette aux arrêts sans appel qu’elle prétend avoir rendus, et toujours prête à accabler les réf’ractaires, sinon par la force de ses raisons, au moins par celle de ses clameurs. Il faut savoir la contredire sans trop paraître la combattre, et ménager sa vanité en déclinant sa juridiction.

Il n’y a pas long-temps encore que dans toutes les assemblées publiques de ces sociétés littéraires si répandues, le directeur ouvrait régulièrement la séance par un discours sur l’utilité des Académies. Ce sujet, aussi rebattu que les déclamations fastidieuses contre la philosophie moderne, est usé jusqu’au dégoût, et on ne peut s’exposer à y revenir, sans risque d’ennuyer. Ce n’est pourtant pas que le public soit unanimement convaincu de cette utilité des Académies, dont il ne veut plus qu’on lui parie. Elle trouve encore des contradicteurs en assez grand nombre, surtout dans cette classe d’hommes, qui, pour le moins inutiles à l’État, n’y pardonnent d’inutilité que la leur. Ils savent néanmoins, à force de discernement, mettre une distinction entre les Académies. Ils fout à l’Académie des sciences la grâce de croire qu’elle peut être utile ; ils veulent bien même étendre cette grâce jusqu’à l’Acadéinie des belles-Jettres, en considération des recherches historiques dont elle s’occupe ; mais ils se dédommagent de cette indulgence sur l’Académie Française. À quoi est-elle bonne, disent-ils, apec cette fine satisfaction que la sottise laisse échapper, quand elle croit avoir fait une question insidieuse ? Nous conviendrons sans peine qu’il est plus nécessaire à l’État d’avoir des laboureurs et des soldats qu’une Académie Française ; mais nous demanderons d’abord si dans une nation florissante, dont toute l’Europe étudie le goût et apprend la langue, il n’est pas utile qu’il y ait un corps destiné à maintenir la pureté de la langue et du goût ? nous demanderons si la perfection de ces deux objets n’est pas essentielle aux agrémens de la société, dans une nation dont la sociabiliié fait le principal caractère, et qui a porté plus loin que toutes les autres le talent de jouir et l’art de vivre ? Quand l’Académie Française se bornerait à cet objet ; quand elle ne serait qu’une espèce de luxe littéraire, ce serait au moins un luxe bien modeste, et surtout qui ne coûte rien à l’État ; puissions-nous en dire autant de tous les genres de luxe qu’on y tolère, ou même qui s’y croient protégés !

Mais portons nos vues plus loin, et voyons si cette compagnie ne pourrait pas être dans l’État quelque chose de plus qu’un simple ornement.

L’Académie Française est l’objet de l’ambition, secrète ou avouée, de presque tous les gens de lettres, de ceux même qui ont fait contre elle des épigrammes bonnes ou mauvaises, épigrammes dont elle serait privée pour son malheur, si elle était moins recherchée. Quelques écrivains, il est vrai, affectent de mépriser cette distinction avec autant de supériorité que s’ils avaient droit d’y prétendre ; on ne devinerait pas en les lisant sur quoi ce mépris est fondé : aussi personne n’est-il la dupe de cette morgue d’emprunt, et si j’ose m’cx-