Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
5
DU CARDINAL DUBOIS

L’idée de ce mausolée avait, dit-on, été donnée par un homme que son pieux intérêt pour la mémoire du défunt, rendait plus digne que personne de lui consacrer un monument si religieux. C’était un parent du cardinal, ecclésiastique de mœurs austères, et de la piété la plus édifiante. Né comme le premier ministre dans un état très-médiocre, il n’avait jamais voulu en sortir, plus encore par délicatesse de conscience que par principe de désintéressement et de modération ; ne possédant qu’un seul bénéfice, qui était bien moins à lui qu’aux pauvres, il gémissait sur l’élévation de son parent, et sur le péril redoutable, disait-il, oii tant de devoirs à remplir exposaient son âme. L’obscur et simple homme de bien eut toujours sur l’homme riche et puissant cet ascendant assuré à la vertu, qui ne sait ni flatter ni craindre ; il ne le voyait que pour lui donner des leçons importantes et sévères, ne lui demanda jamais ni places ni pensions, soit pour lui-même, soit pour d’autres ; et peut-être a-t-il été le seul qui, à la mort de cet homme, si entouré de courtisans durant sa vie, ait sincèrement imploré sur sa tombe la clémence divine.

Le rang éminent que le cardinal Dubois occupait dans l’État mettait par cela seul la littérature dans sa dépendance. Sans doute elle crut s’en faire un appui, en lui conférant, outre le titre d’académicien français, celui d’honoraire de l’Académie des sciences et de celle des belles-lettres. Aucun écrivain célèbre, Fontenelle excepté, n’a réuni sur sa tête autant de décorations littéraires[1]. Il est vrai que la cendre du ministre fut bien moins chargée que sa personne d’hotmeurs académiques, car, à l’exception du très-modique éloge funèbre que ses mânes obtinrent dans l’Académie Française, à la réception du président Hénault, son successeur, les deux autres compagnies dont il était membre furent complètement muettes à son égard[2]. Elles ne lui accordèrent pas même, ou, si l’on veut, lui épargnèrent, par discrétion, la mention funéraire très-sèche et très-succincte que l’Académie des belles-lettres avait faite peu de temps auparavant du jésuite Le Tellier, qui, par malheur pour elle, était un de ses honoraires. Comme ce jésuite, dont le fanatisme avait mis en feu l’Église de France, était mort chargé de l’indignation publique, le secrétaire de l’Académie des belles-lettres eut ordre du régent de lui accorder une dose de louanges très-courte, et obéit si ponctuellement à cet ordre, qu’il se borna prudemment et laconiquement à la date de la naissance du père Le Tellier, de ses dignités jésuitiques, et de sa mort. Ce qui fit dire de ce secrétaire si avisé ou si docile, qu’après avoir montré dans d’autres éloges son talent pour parler, il avait montré dans celui du jésuite son talent pour se taire[3].

  1. 7
  2. 8
  3. 9