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ARTICLE

Fontenelle, qui se dispensa ou s’abstint, quoique secrétaire de l’Académie des sciences, d’y prononcer l’éloge du cardinal, son confrère, dans les trois compagnies, ne put sans doute, par les difficultés qu’il trouvait à peindre la figure entière, profiter des avantages qu’il avait pour en dessiner supérieurement la physionomie ; car, ayant intimement connu ce ministre, personne n’était plus en état que lui d’en tracer un portrait intéressant, au moins par la ressemblance, et d’apprécier, dans une assemblée de sages, la destinée si heureuse en apparence du cardinal Dubois. Cet homme, que le sort avait tiré de si bas, et porté, ou plutôt guiudé si haut, éprouvait souvent dans son incroyable fortune les chagrins amers que la Providence divine, par une juste répartition des biens et des maux entre les humains, semble avoir attachés à ces grandes places, si désirées de l’ambition, si chéries de la vanité, et si redoutées du sage. Dans ces accès de déplaisance et de dégoût, le cardinal allait répandre ses douleurs secrètes au sein du paisible Fontenelle ; il cherchait dans les entretiens consolans du philosophe, peut-être même dans le spectacle seul de cette âme satisfaite et heureuse, quelque adoucissement aux ennuis de la grandeur. Aussi Fontenelle disait-il en s’applaudissant de son état, et en le comparant à celui du ministre : Je n’ai pas fait une aussi énorme fortune que le cardinal Dubois ; mais aussi je n’ai jamais eu besoin que le cardinal Dubois vînt me consoler[1]. Il ne parlait pas de même du cardinal de Fleury, qu’il avait connu dès le temps où ce ministre n’était encore qu’aumônier du roi. Le bonheur dont avait joui le jeune aumônier, plein d’esprit et d’agrémens, très-fêté à la cour, aimant le monde et les plaisirs, ne se démentit point, lorsque chargé, à soixante-quinze ans, du gouvernement du royaume, il se vit au plus haut degré du pouvoir et des honneurs[2]. Fontenelle, qui allait quelquefois le voir, ou plutôt l’observer, et qu’il recevait avec plaisir, parce que le philosophe n’avait jamais de demande à lui faire, était surpris de trouver toujours ce ministre tranquille et serein, au milieu du tumulte des affaires et des intrigues de la cour. Quoi ! monseigneur, lui disait-il, seriez-vous encore heureux ? Au contraire, le cardinal Dubois, arrivé comme lui au ministère suprême, et parti de bien plus loin, s’écriait souvent dans l’amertume de ses dégoûts : Je voudrais être à un cinquième étage, avec une vieille servante et quinze cents livres de revenu. Mais ce qui paraîtra étrange à la multitude, et qui ne le sera guère pour les appréciateurs éclairés des inconséquences humaines, c’est que dans le même temps oii le ministre cardinal dévorait les chagrins que lui valait son élévation, elle faisait, d’une manière bien différente, le désespoir

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