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DU CARDINAL DUBOIS

luer son altesse royale avant qu’elle partît. Ce que personne n’avait pu obtenir de ce prince, son ami s’en chargea et réussit : M. le duc d’Orléans dit que l’abbé Dubois n’avait qu’à se trouver au bas de l’escalier ; l’abbé ne manqua pas de s’y rendre : le prince monta dans sa chaise, appela l’abbé, qu’il cherchait des yeux, et l’embrassa trois ou quatre fois publiquement, ce qui lui rendit la considération dont il avait joui.

Étant en Angleterre, après la paix de Riswick, il voyait particulièrement madame la comtesse de Sandwich, célèbre par l’espèce de philosophie dont elle faisait profession ; c’est elle dont l’abbé Dubois avait dit un mot, qui a toujours été répété depuis en Angleterre. Madame de Sandwich, disait-il, est la plus belle irrégularité du monde. Elle avait un secrétaire nommé Morel, aussi singulier dans sa politique, que sa maîtresse dans ses opinions. L’abbé Dubois écoutait ce secrétaire avec complaisance, et prenait du goût à ses maximes : Gardez-vous, lui disait un jour Morel, dans le cours de votre fortune, de faire jamais de bien à personne, il en arrive toujours du mal ; et ne soyez jamais assez fou pour vous piquer de la gloire de faire des ingrats.

On le pressait un jour de faire du bien à sa famille ; il se mit en colère et dit tout le mal qu’il savait de ses parens. Lorsqu’on lui parlait du maire de Brives, comme de celui de ses frères qui avait le plus de mérite : Vous ne le connaissez pas, disait-il, il est plus heureux que moi ; il passe toute sa vie à s’asseoir dans un fauteuil ou à faire des enfans, et c’est tout ce qu’il aime : il est vrai, ajoutait-il, que je lui ai obligation de ma fortune ; c’est lui qui m’a chassé de la maison paternelle ; ses procédés un peu trop durs ont donné lieu à mon évasion ; elle m’a privé du peu de bien que je possédais, que mes parens dévorent, et dont je n’ai jamais joui.

Les jeux de son étoile ont été si bizarres, que Mauroy, dont il avait été précepteur, est devenu son courrier. Ayant emprunté, pour quelques jours, le carrosse et les chevaux de M. de Nocé, il prit la liberté de s’en servir pour un voyage de près de trois cents lieues, et à son retour, il se tira d’affaire en plaisantant. M. de Nocé lui demanda un jour son carrosse pour aller jusqu’à Gonesse ; il le lui refusa, apparemment pour continuer la plaisanterie.

Il avait un cocher qui faisait un journal de toutes les actions de son maître. Le cocher étudiait le visage qu’il avait en descendant de carrosse et en y remontant ; et combinant cette observation avec ce que l’abbé Dubois venait de faire, il en concluait à sa façon tous les projets de l’abbé Dubois ; le maître trouva le