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ARTICLE

journal, et mit son cocher dehors, en avouant que le coquin avait souvent rencontré juste.

Quand il priait ses amis de lui chercher un domestique et qu’ils voulaient faire l’éloge de celui qu’ils présentaient, il leur disait : Ne vous arrêtez point sur ses bonnes qualités, dites-moi seulement ses défauts.

Il avait quelquefois recours à des raisons singulières pour éluder le payement de certains créanciers. On le sollicitait un jour en faveur de l’un d’eux : Moi, disait-il, je payerais cet homme-là ! c’est un malheureux qui en a mal usé avec son père, je n’en ferai rien ; son procédé crie vengeance. Il refusait, quoique sollicité par un de ses amis, d’en payer un autre, sous prétexte que c’était un ivrogne, et qu’il porterait son argent au cabaret au lieu d’en faire un meilleur usage ; et comme le solliciteur paraissait ne pas goûter ses raisons : Voudriez-vous, lui dit-il, mettre des armes entre les mains d’un furieux ?

Jamais il n’entretenait personne, sans faire tomber la conversation sur les talens de ceux à qui il parlait ; c’était une façon détournée de tirer d’eux des lumières et des instructions qu’il puisait dans les sources.

Il parlait de tout avec beaucoup de justesse et de précision ; mais il parlait aussi toujours froidement des talens les plus marqués et des productions d’aulrui les plus brillantes ; rien ne l’étonnait, ni ne lui causait d’enthousiasme.

On ne l’aurait peut-être pas surpris, si, dès qu’il entra auprès de M. le duc de Chartres, on lui eût dit qu’il serait archevêque de Cambrai, cardinal et premier ministre. Etant à une maison de campagne, chez le chevalier de Longueville, gentilhomme qui avait été page de Monsieur, il lui fit part d’un songe dont il avait été occupé toute la nuit ; il avait rêvé qu’il était cardinal, et ce songe était accompagné d’une infinité de circonstances qui n’avaient rien de la confusion des rêves ordinaires. Le chevalier de Longueville a raconté ce fait à qui a voulu l’entendre.

Au comencement de la régence, l’abbé Dubois était disgracié ; il alla trouver le régent, et lui dit : Monseigneur, dans un temps où votre fortune a si heureusement changé de face, laisserez-vous, dans la honte et dans l’inaction, un homme qui a été votre précepteur ? je vous conjure de m’employer. Est-ce ma faute, lui répondit le régent, si je ne fais plus rien pour toi ; et à quel usage puis-je te mettre, étant aussi mécontent de toi que je le suis ? Cependant, au bout de quelques jours, le prince l’envoya chercher, pour lui dire qu’il le faisait conseiller d’État ; et il ajouta, en l’embrassant : L’abbé, un peu de droiture, je t’en prie. L’abbé Dubois alla de ce pas chez Madame, pour la remer-