Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/360

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
348
ÉLOGE

philosophe, et à qui n’eût voulu que se venger. Bernoulli eut le courage et l’équité de ne point employer de telles armes, qui, sans soutenir au fond sa cause, auraient pu nuire à ce qu’il voulait et devait respecter. Beaucoup plus modéré que ses adversaires, il crut devoir s’abstenir de les dévoiler aux yeux d’un peuple trop accoutumé à ne point distinguer la religion d’avec ses minisires, et toujours disposé à secouer le joug sacré qu’ils lui imposent : il se contenta de jeter sur leurs imputations le ridicule et l’odieux qu’il aurait pu répandre sur leurs opinions et sur leurs personnes. C’est l’objet d’une harangue qu’il prononça, et qui était, selon le titre, une apologie de sa réputation, de sa religion et de son honneur. Les magistrats, plus éclairés souvent qu’un théologien dans sa propre cause, lorsqu’ils sont assez équitables pour y démêler les intérêts de Dieu d’avec ceux des passions humaines, rendirent en cette occasion à notre grand géomètre une justice éclatante. Mais malgré tout l’avantage qu’il eut dans cette dispute, il n’a pas voulu que les pièces en fussent insérées dans le recueil de ses ouvrages. Sa modération sur ce point a été peut-être excessive. Ces pièces auraient été de nouveaux mémoires pour l’histoire de la philosophie et de ses persécuteurs, c’est-à-dire, de l’ignorance et de l’aveuglement des hommes ; car les fanatiques joueront toujours un grand rôle dans l’histoire de l’esprit humain, par le mal qu’ils ont cherché à lui faire. On aurait pris plaisir à rapprocher les attaques que le grand Bernoulli eut à soutenir alors, des persécutions que le grand Descartes avait essuyées soixante ans auparavant dans le même pays, pour avoir cherché de nouvelles preuves de l’existence de Dieu ; et la postérité aurait eu la satisfaction d’ajouter le nom de Bernoulli à celui de tant d’hommes illustres qui, depuis Socrate, ont souffert pour la philosophie. Contens de posséder la vérité pour eux-mêmes, ces grands génies ne troublaient point l’État pour l’y faire entrer, et méritaient au moins qu’on les en laissât jouir. Mais à quoi ne doit-on pas s’attendre, quand on ne veut épouser, ni les passions, ni les préjugés des hommes ? La contradiction les choque moins que l’indifférence : bientôt on se voit en butte aux traits des partis les plus contraires, des sectes les plus divisées pour les questions les plus obscures. Ce sont des peuples ennemis, animés les uns contre les autres par une guerre très-vive, qui se réunissent quelques instans pour exterminer un étranger, spectateur tranquille de leurs combats.

D’ailleurs il est plus que vraisemblable, comme nous l’avons déjà insinué, que ce ne fut pas même ce motif qui suscita à Bernoulli des ennemis si redoutables. La considération qu’il s’é-