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ÉLOGE

produits des masses et des carrés des vitesses. Pour réduire cette question à l’énoncé le plus simple, il s’agit de savoir si la force d’un corps qui a une certaine vitesse, devient double ou quadruple quand sa vitesse devient double. Jusqu’à Leibnitz, tous les mécaniciens avaient cru qu’elle était double ; ce grand philosophe soutint le premier qu’elle était quadruple, et il le prouvait par le raisonnement suivant. La force d’un corps ne se peut mesurer que par ses effets, et par les obstacles qu’elle lui fait vaincre : or si un corps pesant peut monter à quinze pieds étant jeté de bas en haut avec une certaine vitesse, il doit monter, de l’aveu de tout le monde, à soixante pieds étant jeté avec une vitesse double. Il fait donc dans ce dernier cas quatre fois plus d’effet et surmonte’quatre fois plus d’obstacles ; sa force est donc quadruple de la première.

Cette preuve de Leibnitz fut fortifiée par Bernoulli d’un grand nombre d’autres. Il démontra qu’un corps qui ferme ou bande un ressort avec une certaine vitesse, peut avec une vitesse double fermer tout à la fois, ou successivement, quatre ressorts semblables au premier, neuf avec une vitesse triple, etc. Il n’oublia pas d’insister sur une vérité très-importante, découverte par Huyghens, savoir, que dans le choc des corps élastiques la somme des forces vives, c’est-à-dire, des produits des masses par les carrés des vitesses, demeure toujours la même ; ce qu’on ne peut pas dire de la somme des produits des masses par les vitesses. Les partisans des forces vives ont souvent fait valoir ce théorème en faveur de leur opinion : surtout depuis qu’on l’a rendu beaucoup plus général, et d’un usage presque universel dans les problèmes de mécanique. Nous n’entrerons point ici dans le détail des différens écrits que la question des forces vives a produits. Il me semble qu’aujourd’hui les géomètres conviennent assez unanimement que c’est une p’ure question de nom : et comment n’en serait-ce pas un-e, puisque les deux partis sont d’ailleurs entièrement d’accord sur les principes fondamentaux de l’équilibre et du mouvement ? dans le mouvement d’un corps nous ne voyons clairement que deux choses, l’espace parcouru et le temps employé à le parcourir. Le mot de farce ne nous représente qu’un être vague, dont nous n’avons point d’idée nette, dont l’existence même n’est pas trop bien constatée, et qu’on ne peut connaître tout au plus que par ses effets. Tous les géomètres conviennent entre eux sur la mesure de ces effets, et cela doit leur suffire. Nous en saurons davantage, quand il plaira à l’Être suprême de nous dévoiler phis clairement l’essence des corps, et surtout la manière d’analyser par le calcul leurs propriétés métaphysiques, peut-être aussi incomparables entre elles que nos propres sensations.