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DE L’ABBÉ DE CHOISY.

(9) La question du duc de Bourgogne à l’abbé de Choisy sur ce mal-Iieureux monarque prouve que, malgré la plus excellente éducation, le caractère de prince est trop souvent indélébile.

On prétend que le duc de Monlausier, quand il eut appris la réponse de l’abbé de Choisy, et de quelle bouche la vérité était partie, s’écria comme Molière : Où va-t-elle se nicher ? On dit même qu’il ajouta : je suis fâché de ne pouvoir demander à cet hermaphrodite son amitié.

(10) Ce prince, grand dans ses vertus et petit dans sa dévotion, ferme et faible tout à la fois, moitié au-dessus, moitié au niveau de ses contemporains, résistant et cédant tour à tour à la barbarie de son siècle ; enfin qu’on nous permette cette expression, moitié saint et moitié roi, résistait au pape et tremblait devant sa mère, abandonnait des sujets qu’il rendait heureux, pour aller se laire battre en Afrique dans deux croisades successives, mal habilement entreprises et plus mal habilement exécutées, où périrent avec lui des milliers de Français ; il joignait à toute la dureté de lintolérance religieuse, la sagesse et l’équité la plus rare dans celles de ses lois qui n’avaient pas l’hérésie pour objet ; à la bienfaisance la plus tendre pour les malheureux, un zèle si peu éclairé et même si cruel, qu’il ne fallait, disait-il, répondre aux objections des hérétiques, qu’en leur enfonçant l’épée dans le corps jusqu’à la garde : avec les plus rares talens pour gouverner, il eut la fantaisie, par le conseil d’un jacobin son confesseur, d’abdiquer la royauté pour se faire moine ; fantaisie qui, pour son honneur, ne dura pas, et qui fit dire à Philippe le Hardi son fils : Que si Dieu le faisait jamais roi, il ferait justice de tous ces prêcheurs. C’est ce contraste qu’il faut surtout faire sentir dans l’histoire de S. Louis ; aussi cette histoire, quoique si souvent écrite, est pourtant encore à faire.

On dit que l’abbé de Choisy avait formé le projet d’écrire la vie de deux autres princes bien différens de S. Louis, Dioclétien et Théodoric ; mais il aurait fallu un historien plus exact, et surtout plus éclairé, pour apprécier deux monarques que leurs actions ont placés au rang des souverains les plus illustres et dont la calomnie a trop long-temps persécuté la mémoire : vrais sages sur le trône, mais décriés par la superstition et le fanatisme.

(11) Lorsque Élisabeth de France, fille de Henri II, destinée, pour son malheur, à épouser Philippe II, roi d’Espagne, fut remise entre les mains des commissaires espagnols envoyés par ce monarque pour la recevoir, un de ces commissaires adressa gravement à la princesse une partie de ce même passage : Audi, filia, et vide, et inclina aurem tuam, et obliviscere domum patris tui. (Écoutez, ma fille, et voyez ; prêtez l’oreille, et oubliez la maison de votre père). Un autre de ces commissaires, l’évêque de Burgos, ajouta plus gravement encore le reste du passage : Et concupiscet rex decorem tuum (et votre beauté inspirera des désirs au roi), la malheureuse princesse, qui entendait le latin, et qui n’épousait qu’avec répugnance le vieux et odieux monarque espa-