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de France de renvoyer de là Aotourou dans son île. J’ai donné un mémoire fort détaillé sur la route à faire pour s’y rendre, et trente-six mille francs (c’est le tiers de mon bien) pour armer le navire destiné à cette navigation. Madame la duchesse de Choiseul a porté l’humanité jusqu’à consacrer une somme d’argent pour transporter à Tahiti un grand nombre d’outils de nécessité première, des graines, des bestiaux ; et le roi d’Espagne a daigné permettre que ce bâtiment, s’il était nécessaire, relâchât aux Philippines.

J’ai reçu des nouvelles de l’arrivée d’Aotourou à l’île de France, et je crois devoir insérer ici la copie d’une lettre de M. Poivre écrite à ce sujet à M. Bertin, ministre d’État.


Extrait d’une lettre de M Poivre, intendant des îles de France et de Bourbon, à M Bertin, ministre d’État.


Au Port-Louis, île de France, ce 3 novembre 1770.




“ MONSEIGNEUR,

J’ai reçu la lettre que vous m’aviez fait l’honneur de m’écrire, en date du 15 mars dernier, au sujet de l’honnête Indien Poutavery. J’ai reconnu, dans tout ce que vous me faites l’honneur de me dire de cet insulaire et des précautions à prendre pour le renvoyer convenablement dans sa patrie, toute la bonté de votre cœur dont j’avais tant de preuves certaines.

J’avais déjà reçu ici Poutavery en 1768 : je l’y avais accueilli à la ville et à la campagne : pendant tout son séjour dans cette île, il avait eu le couvert chez moi je lui ai rendu tous les services qui ont dépendu de moi il est parti d’ici mon ami et il revenait dans cette île plein de sentiments d’amitié et de reconnaissance pour son ami Polary, car c’est ainsi qu’il me nomme. Vous ne sauriez croire à quel point cet homme naturel porte la mémoire des bienfaits et le sentiment de la reconnaissance.

Pendant toute la traversée, sachant qu’il revenait à l’île de France, il a toujours parlé à tous les officiers du vaisseau du plaisir qu’il aurait de revoir son ami Polary. Arrivé ici, on a voulu le conduire au gouvernement, il ne l’a pas voulu : tout en mettant pied à terre, il a couru par le chemin le plus court droit à ma maison ; il m’a fait toutes sortes de caresses à sa façon et m’a tout de suite raconté tous les petits services que je lui avais rendus. Quand il a été question de se mettre à table, il a aussitôt montré son ancienne place à côté de moi et a voulu la reprendre. Vous voyez que vous ne pouviez pas mieux vous adresser pour procurer à cet homme naturel les secours dont il aura besoin ici et le moyen de retourner commodément et convenablement dans sa patrie, l’île de Tahiti ; je serai bien fâché qu’un autre que moi eût une commission aussi délicieuse à remplir. Soyez assuré que je ferai pour Poutavery tout ce que je ferais pour mon propre fils. Cet Indien m’a singulièrement intéressé depuis le moment que j’ai su son histoire, et son honnêteté naturelle m’a fortement attaché à lui ; aussi me regarde-t-il comme son père et ma maison comme la sienne. Poutavery est arrivé ici le 23 octobre en très bonne santé, fort aimé de tous ses compagnons de voyage et très content d’eux tous. J’ai chargé M, de la Malétie, subrécargue du navire sur lequel il a passé, de le loger avec lui et d’en avoir soin, parce que malheureusement je n’ai point de logement dans la maison que j’occupe, et je n’ai pour moi-même qu’une très petite pièce très incommode qui me sert de cabinet.

Poutavery n’étant arrivé ici qu’à la fin d’octobre, dans un moment où nous avions tous nos bâtiments dehors, je le garderai jusqu’à la mi-septembre de l’année prochaine, temps auquel je le renverrai dans son pays. Le capitaine, les officiers et le bâtiment destinés à ce voyage seront de mon choix. Je lui donnerai pour lui, pour sa famille et pour les chefs tahitiens des présents convenables. Je lui donnerai, outre les outils et instruments en fer de toute espèce, des grains à semer et surtout du riz, des bœufs et des vaches, des cabris, enfin tout ce qui me paraîtra, d’après ses rapports, devoir être utile aux bons Tahitiens, qui devront à la générosité française une partie de leur bien-être.

Le bâtiment destiné pour Tahiti fera sa route par le sud et passera entre la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Zélande. C’est pourquoi je ne veux le faire partir que vers l’équinoxe de septembre de l’année prochaine, afin que nos navigateurs, forcés peut-être par les vents de s’élever beaucoup dans le sud, jouissent de toute la belle saison qui, dans l’hémisphère austral, commence à la fin de septembre ; alors les nuits sont plus courtes et les mers plus belles. ” On m’a écrit depuis l’île de France une lettre datée du mois d’août 1771, dans laquelle on me mande qu’on y armait le bâtiment destiné à ramener Aotourou à Tahiti. Puisse-t-il revoir enfin ses compatriotes ! Je vais détailler ce que j’ai cru comprendre sur les mœurs de son pays dans mes conversations avec lui.

J’ai déjà dit que les Tahitiens reconnaissent un Être suprême qu’aucune image factice ne saurait représenter, et les divinités subalternes de deux métiers, comme dit Amyot, représentées par des figures de bois.

Ils prient au lever et au coucher du soleil ; mais ils ont en détail un grand nombre de pratiques superstitieuses pour conjurer l’influence des mauvais génies. La comète, visible à Paris en 1769, et qu’Aotourou a fort bien remarquée, m’a donné lieu d’apprendre que les Tahitiens connaissent ces astres qui ne reparaissent, m’a-t-il dit, qu’après un grand nombre de lunes. Ils nomment les