Page:De Musset - Voyage en Italie et en Sicile, 1866.djvu/110

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que la jalousie et répétait qu’une autre fois elle s’y prendrait mieux. Je délibérai entre les deux partis : dénoncer le crime à la justice, ou abandonner Antonia et la rejeter dans la classe abjecte d’où elle n’eût jamais dû sortir. Mon esprit repoussait un troisième parti, celui de poursuivre ma tâche et de chercher encore à apprivoiser cette nature sauvage ; mais l’idée m’en vint bien vite, car cette méchante fille portait en elle je ne sais quel charme vainqueur qui triomphait de mon indignation. S’il était possible de la sauver, nul autre que moi ne le pouvait et, d’ailleurs, j’avais pris l’habitude de l’aimer ; j’essayais en vain de m’en défendre. Dans ma perplexité, j’envoyai un exprès à Naples avec une lettre pour la sœur Sant’-Anna. La bonne religieuse accourut à Sorrente. Aussitôt qu’Antonia aperçut ce visage sévère, ce voile noir et cet habit respectable, son cœur de pierre s’amollit comme celui de Coriolan à l’aspect de sa mère ; elle tomba sur les genoux et fondit en larmes. Après une conférence de trois heures, la sœur Sant’-Anna conduisit la coupable devant moi. La pauvre enfant, suffoquée par les sanglots, essaya de prononcer une phrase de repentir et resta court. Ses traits, bouleversés par tant de secousses, et ses yeux gonflés me firent pitié ; elle étendit ses bras vers moi, j’ouvris les miens, et la paix se trouva signée au milieu d’un nouveau déluge de pleurs.

L’idée me vint alors qu’élevant cette pauvre fille au-dessus de sa condition et en voulant lui imprimer des sentiments qu’elle ne pouvait comprendre, je la rendais plus malheureuse qu’elle n’aurait dû l’être. Ne valait-il pas mieux en faire la femme d’un ânier que de l’exposer à commettre un crime ?