Page:De Musset - Voyage en Italie et en Sicile, 1866.djvu/323

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Le voiturin allait insister si M. V…, dont l’indignation était à son comble, n’eût saisi une carafe pour la lui jeter à la tête. Notre homme s’esquiva et nous ne l’avons plus revu.

Arrivés à Mestre par le chemin de fer, nous quittâmes la terre ferme et, après une heure de voyage en gondole, Venise parut, au milieu de l’eau, comme une ville flottante. Le soleil était couché quand nous entrâmes dans cet étrange labyrinthe. Nos rameurs nous conduisaient à travers des détours infinis, par de petits canaux où l’obscurité, le silence, les profils sombres des palais et l’apparence fantastique de tous les objets, nous jetaient dans un monde de sensations entièrement inconnu. Je croyais aller aux enfers comme le pieux Enéas et M. V… me demandait, plus sérieusement qu’il ne le croyait lui-même, si je n’avais pas entendu tomber un cadavre dans la lagune, du haut d’une fenêtre. Des lumières brillèrent bientôt à peu de distance ; d’autres gondoles glissèrent comme des fantômes autour de la nôtre ; les rameurs abordèrent et nous nous trouvâmes sur la piazzeta, au milieu d’une foule de dames et de promeneurs qui écoutaient la musique du régiment de la marine. Mon trajet achérontique aboutissait à un concert en plein air et le sinistre chapitre de roman que M. V… construisait dans sa tête eut pour dénouement une glace à la vanille qu’il se mit incontinent dans l’estomac.

Voulez-vous avoir une idée exacte de Venise, lecteur enthousiaste ? Rien de plus simple. Allez à Venise, c’est le seul moyen. J’avais vu, comme vous, les tableaux de Canaletti, j’avais lu le quatrième chant de Child-Harold, les Lettres d’un voyageur, le Shylock de Shakespeare