Page:De Musset - Voyage en Italie et en Sicile, 1866.djvu/328

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

combattre : c’est une modestie extrême, presque farouche et à coup sûr nuisible, dont son esprit et son talent auraient dû le corriger. L’injustice est une chose si odieuse qu’on ne doit pas plus s’en rendre coupable envers soi-même qu’envers les autres.

Comme nous n’étions pas venus dans le dessein d’admirer la variété de couleurs des ouvrages de l’année courante, nous laissâmes l’exposition pour passer en revue l’innombrable quantité de monuments, de palais et de galeries de tableaux dont Venise est remplie. En voyant, toujours et partout, les trois mêmes noms : Titien, Tintoret, Paul Véronèse, au palais ducal, au musée, dans les établissements publics, les églises, les maisons particulières, nous nous demandions où ces trois hommes avaient trouvé le temps de produire tant de chefs d’œuvre. Si on calculait, sur le nombre de leurs ouvrages, les heures qu’ils ont données à chaque morceau, on arriverait à des chiffres impossibles ; et ce ne sont pas des toiles portatives comme les faibles échantillons que nous avons à Paris ; ce sont des pages de soixante pieds de largeur, des sujets de quatre cents personnages, des murailles immenses couvertes de peintures, des plafonds sous lesquels mille personnes tiendraient à l’aise, des séries de batailles, de cérémonies et de fastes historiques, où chaque figure devait être un portrait ressemblant. Cela confond l’imagination. Ces grands artistes étaient comme les vieux politiques de leur pays à qui le ciel avait donné, par faveur, plusieurs jeunesses et qui, à l’âge de la caducité, gouvernaient l’Etat, prenaient des villes d’assaut, se mariaient avec des filles de vingt ans et cachaient encore, sous la neige de leur barbe,