Page:De Musset - Voyage en Italie et en Sicile, 1866.djvu/340

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pauvres pêcheurs qui se promènent comme des ombres sur la Riva des Esclavons, trop fiers pour demander l’aumône et accablés par la misère. Elle voudrait leur jeter des diamants, mais elle songe que ses colliers ne lui appartiennent plus et que les folies de fille capricieuse ne conviennent plus à une femme mariée ; alors, elle prend sa tête dans ses mains et chante, d’une voix lamentable, quelque vieille chanson de barcarol.

Une seule chose la réveille encore de son assoupissement ; c’est la régate. Quand nos gondoles minces fendent l’eau de la Giudecca comme des poissons, se poursuivant et se dépassant les unes, les autres ; quand le nicolotto jette des regards furieux au Castellano qui veut l’atteindre et le serre de près ; quand les fanfares célèbrent la victoire et que les mariniers portent le vainqueur sur leurs épaules, alors, les yeux d’Anzelina brillent comme des étoiles ; elle agite son mouchoir en l’air et suit la joyeuse procession en poussant des cris de plaisir ; mais en abordant à la colonne du lion ailé, lorsqu’elle aperçoit les fenêtres fermées du palais ducal et les canons braqués sur la Piazzetta, elle détourne la tête, elle verse des larmes amères et, en rentrant, le soir, à son palais, elle retombe dans un silence désespérant.

Telle est l’histoire de la belle Vénitienne, ajouta le vieux facchino. Le mal est sans remède. Ni la bonté, ni les soins d’un mari indulgent ne peuvent sauver celle que Dieu a marquée d’un signe fatal. L’Adriatique a perdu sa fille et nous autres, pauvres gens qui nous rappelons le temps passé, nous répétons tristement : Zanze è estinta ! Anzela est morte !