Page:Delâtre - L’Égypte en 1858.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 14 —

Me voilà donc embarqué à bord du Ripon, grand bateau de la Compagnie des Indes-Orientales, faisant le service entre Southampton et Alexandrie. Ce bateau peut loger plus de quatre cents passagers de première classe dans des chambres aussi commodes pour le moins que celles des maisons de Paris. La salle à manger est aussi vaste que celle des Frères Provençaux, au Palais-Royal. On sert des quartiers de bœuf et des moitiés de mouton à la multitude affamée qui se presse autour des tables. On croirait assister aux noces de Gamache. Le xérès et l’ale coulent à flots. Après le repas, un ministre de l’Évangile adresse quelques paroles édifiantes aux voyageurs, qui sont presque tous des militaires partant pour les Indes. Il est intéressant d’entendre le prédicant répéter la maxime, aime ton prochain plus que toi-même, à des gens qui vont délibérément juguler leurs frères les Indous. C’est là un genre d’hypocrisie qui était inconnu de ces honnêtes païens tant décriés.

Le soleil se couche dans un lit de saphirs liquides. — Encore un jour de fini ; encore un jour de perdu. Perdu, oui, irréparablement perdu. Car qu’ai-je fait dans cette journée ? Ai-je produit quelque chose ? Ai-je fait quelque utile usage de mes forces corporelles ou mentales ? Ai-je travaillé, ai-je aimé ? Non. Et pourtant ce jour n’est pas le seul de ce genre ; combien n’en ai-je pas déjà perdu ; combien n’en perdrai-je pas encore sans profit pour moi-même, hélas ! ni pour les autres ! Cette réflexion est ma meilleure raison de croire que la société est mal organisée. Dans une société bien organisée, les facultés d’aucun de ses membres ne resteraient inactives.

En attendant, l’étoile du soir se lève et je lui adresse ces beaux vers de Zénaïde :

Oh ! lovely star on high
That twinklest as an angel's tear
Upon the evening sky !
How beautiful art thou !