Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/19

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nuyait toujours plus. Ce ne fut qu’à l’âge de vingt ans, lorsque ma volonté devint plus ferme et que je me sentis honteux de ne pas connaître encore ce livre, que je me fis une loi de le lire en entier, avec l’idée d’en faire un objet d’étude. Il faut être franc, la fable m’ennuya encore, et j’avouerai à ma honte que je fus excédé de ce personnage de Mentor, dont les sermons faisaient bouillir mon sang de colère. Je m’en voulais beaucoup ; mais cette disposition était plus forte que moi, et pour me calmer je relisais le bel épisode de Philoctète imité de Sophocle, deux ou trois pages divines sur le bonheur dans l’Élysée, et enfin le seul morceau qui m’intéressât décidément, l’histoire d’Eucharis.

La peinture des sentiments réciproques qu’éprouvent cette nymphe et Télémaque est sans doute d’une chasteté irréprochable ; mais la candeur même de l’écrivain lui a suggéré un artifice dramatique dont il n’a certainement pas prévu l’effet. En plaçant auprès des deux jeunes gens qui ressentent les premiers feux de l’amour, un personnage inexorable, l’archevêque de Cambrai a arrangé les choses de manière à ce que l’on prend Mentor en haine. La docilité passive de Télémaque lui ôte tout mérite, l’intérêt se porte exclusivement sur Eucharis, et quant à moi je plaignis beaucoup cette pauvre nymphe d’avoir rencontré un amant si désastreusement raisonnable.

Quelque temps après avoir fait cette lecture si peu fructueuse pour moi, le hasard me fit tomber entre les mains un livre qui, bien connu sans doute alors, était cependant loin d’avoir la vogue qu’il a obtenue de nos jours ; c’était Manon Lescaut. À la première lecture, car je fus obligé de la recommencer pour bien comprendre le sujet, je fus profondément frappé du malheur affreux qui accable le chevalier des Grieux, lorsque, entraîné hors de sa patrie par la violence d’une passion insensée pour une femme vile au fond, il creuse de ses mains la terre pour y cacher les restes de celle qui l’a perdu, déshonoré à tout jamais dans le monde. Ce récit de l’abbé Prévost est-il un roman ou une histoire véritable ? Peu importe ; mais il est si vrai, tout y est si réel, qu’on y croit et que l’on demeure épouvanté de l’idée qu’une faiblesse, une simple étourderie, pourraient nous jeter dans des infortunes pareilles à celles qu’il a peintes. Aussi, de tous les livres que