Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

lais sans qu’il eût l’air de m’entendre et que je lui demandais s’il ne me reconnaissait pas, et enfin qu’il me répondait par un gros rire moqueur qui semblait dire : “Crois-tu cela possible ?”

« Puis, quelques instants après, ce cri qui n’avait rien d’humain, et ces convulsions pendant deux heures, où la sueur froide de sa tête appuyée contre ma poitrine traversa mes habits, ma chemise. Et enfin cette agonie de cinq jours sans reprendre connaissance.

« C’étaient des élancements qui ressemblaient à des tentatives d’envolées d’oiseau blessé ; c’étaient, sous ses draps, des blottissements épouvantés devant des visions auxquelles, une fois, il cria de sa parole retrouvée : “Va-t-en !” c’étaient des tendresses de corps pour d’autres visions qu’il appelait de ses mains tendues, leur envoyant des baisers ; c’étaient des sonorités de phrases tumultueuses, jetées avec l’air de tête, le ton ironique, le sifflant mépris d’une intelligence hautaine qui lui était particulier, quand il entendait une stupidité ou l’éloge d’une chose inférieure. Un suprême rêve délirant dans lequel revenaient, par moments, la mimique de son existence vécue, l’action de soulever des altères, avec lesquels je fatiguais ses derniers jours, le geste de mettre son lorgnon, et le simulacre de faire son métier, d’écrire sur une feuille de papier.[1]

« Et, à mesure que les jours, les heures passaient, — encore vivant, déjà il n’était plus mon frère, — ses yeux profonds, larmoyants, ténébreux, son teint enfumé et doré, le sourire indéfinissable de ses lèvres violettes, lui donnaient une ressemblance troublante avec une figure mystérieuse et non humaine du Vinci que j’avais vue en Italie, dans un coin noir de je ne sais quel tableau, de quel musée.

  1. La Maison d’un artiste, éd. Charpentier, t. II, p. 370.