Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait l’air d’un spectre pétrifié et la mort qui, ordinairement, met un masque de beauté sereine sur les visages qu’elle touche, n’avait pu effacer des traits de Jules, si fins et si réguliers pourtant, une expression d’amer chagrin et de regret inconsolable. Il semblait avoir senti, à la minute suprême, qu’il n’avait pas le droit de s’en aller comme un autre, et qu’en mourant il commettait presque un fratricide. Le mort, dans son cercueil, pleurait le vivant, le plus à plaindre des deux, à coup sûr.

« Nous avons suivi à toutes les stations de la voie douloureuse, ce pauvre Edmond qui, aveuglé de larmes et soutenu sous le bras par ses amis, butait à chaque pas, comme s’il eût eu les pieds embarrassés dans un pli traînant du linceul fraternel. Comme ces condamnés qui se décomposent dans le trajet de la prison à l’échafaud, d’Auteuil au cimetière Montmartre, il avait pris vingt années, ses cheveux avaient blanchi ! On les voyait — ce n’est pas une illusion de notre part, plusieurs des assistants l’ont remarqué — se décolorer et pâlir sur sa tête à mesure qu’on approchait du terme fatal et de la petite porte basse où se dit l’éternel adieu. C’était lamentable et sinistre, et jamais convoi ne fut accompagné d’une désolation pareille. Tout le monde pleurait ou sanglotait convulsivement[1] et cependant ceux qui marchaient derrière ce corbillard étaient des philosophes, des artistes, des écrivains faits à la douleur, habitués à maîtriser leurs âmes, à dompter leurs nerfs et ayant la pudeur de l’émotion. »

Un membre de sa famille voulut éviter à M. Edmond

  1. G. Flaubert écrivait à George Sand le soir même : « C’était lamentable l’enterrement de Jules de Goncourt. Théo y pleurait à seaux. » Lettres à George Sandp. 112.