Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/135

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par lui inspirer le désir de voir le visage de son camarade de chambre.

Le voyageur éveillé se glissa un peu plus près du lit du voyageur endormi, jusqu’à ce qu’il fût arrivé tout contre. Mais avec tout cela, il ne put pas satisfaire sa curiosité, car l’autre avait tiré le drap sur son nez. La respiration régulière continuait toujours, il avança sa main lisse et blanche (quelle traîtresse de petite main, comme elle savait se glisser avec adresse !) vers le drap, qu’il souleva doucement.

« Mort de ma vie ! dit-il tout bas en se reculant, c’est Cavalletto ! »

Le petit Italien, dont le sommeil avait peut-être été instinctivement troublé par la présence furtive de son ex-compagnon, cessa ses aspirations régulières et ouvrit les yeux. D’abord ses yeux, tout ouverts qu’ils étaient, ne parurent pas éveillés. Il resta quelques secondes à contempler d’un air hébété son camarade de prison ; puis tout à coup, avec un cri de surprise et d’alarme, il sauta à bas du lit.

« Silence ! Qu’est-ce qui te prend donc ? Tiens-toi tranquille, te dis-je ! C’est moi. Tu ne me reconnais pas ?

Mais Jean-Baptiste, écarquillant les yeux sans rien regarder, laissa échapper une foule d’invocations et d’exclamations, se recula en tremblant vers un coin de la chambre, passa son pantalon, attacha autour de son cou les manches de sa redingote, et manifesta un désir très clair de s’enfuir plutôt que de renouveler connaissance. Son ancien camarade, s’apercevant de ces dispositions peu aimables, se dirigea à reculons vers la porte, contre laquelle il appuya les épaules.

« Cavalletto ! Réveille-toi, mon garçon ! Frotte-toi les yeux et regarde-moi. Ne me donne pas le nom que tu me donnais autrefois… pas ce nom-là… Lagnier, entends-tu ? Je m’appelle Lagnier ! » Jean-Baptiste, le regardant avec des yeux effarés, recommença dix fois de suite ce geste national et négatif qui consiste à lever les bras et à ramener l’index en arrière, comme s’il était bien décidé à nier d’avance une bonne fois tout ce que l’autre pouvait avoir à lui dire pendant le reste de ses jours. « Cavalletto ! Donne-moi la main. Tu reconnais Lagnier le gentilhomme ? Touche la main d’un gentilhomme. »

Docile comme autrefois au ton d’autorité condescendante adopté par Lagnier, Jean-Baptiste, qui n’était pas encore bien solide sur ses jambes, s’avança et mit la main dans celle de son patron. Le protecteur se mit à rire, lui serra la main, la secoua en l’air et la lâcha.

« On ne vous a donc pas… bégaya Jean-Baptiste.

— Rasé ? Non. Regarde-moi ça ! s’écria Lagnier tournant la tête à droite et à gauche. Aussi solide que la tienne. »

Jean-Baptiste, avec un léger frisson, regarda tout autour de la chambre comme pour se rappeler où il était. Son patron saisit cette occasion pour fermer la porte à clef, puis il s’assit sur son lit.