Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/342

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beaucoup de précision tout en tournant et retournant sa montre d’un air rêveur.

— Quelquefois nous avons eu beaucoup de peine à vivre, répondit la petite Dorrit, de sa voix douce et patiente ; mais, pour ce qui est de cela, il ne manque sans doute pas de gens qui sont encore plus à plaindre que nous.

— Voilà qui est bien dit ! répliqua vivement Mme Clennam. Vous avez bien raison. Vous êtes une bonne fille, pleine de bon sens et bien reconnaissante aussi, ou je me trompe fort.

— Il n’y a rien là que de très-naturel. Je n’ai aucun mérite à être reconnaissante, » répondit la petite Dorrit.

Mme Clennam (avec une douceur dont Mme Jérémie la somnambule n’aurait jamais, même dans ses rêves les plus fantastiques, cru sa maîtresse capable) attira à elle le visage de la jeune couturière et lui donna un baiser sur le front.

« Allons, petite Dorrit, partez vite, dit-elle, ou bien vous serez en retard, ma pauvre enfant ! »

Dans tous les rêves que Mme Jérémie entassait les uns sur les autres depuis qu’elle avait adopté ce métier mystérieux, elle n’avait jamais rien rêvé d’aussi étrange que cela. Il ne lui manquait plus que de voir l’autre finaud embrasser à son tour la jeune fille, et les deux finauds se précipiter ensuite dans les bras l’un de l’autre pour fondre en larmes en faveur de l’humanité tout entière. Rien que d’y penser elle en avait la migraine, et elle en était encore toute bouleversée, en reconduisant au pied de l’escalier la couturière aux pieds légers, afin de fermer à double tour la porte d’entrée derrière elle.

Après l’avoir ouverte d’abord pour laisser sortir la petite Dorrit, elle s’aperçut que M. Pancks, au lieu de poursuivre son chemin, comme il devait le faire naturellement dans toute autre localité moins sujette à inspirer aux gens une conduite excentrique, se promenait de long en large dans la cour, devant la maison. Dès qu’il vit sortir la petite Dorrit, il passa vivement devant elle et, le doigt posé sur son nez, lui dit avant de s’éloigner :

« Pancks le bohémien, disant la bonne aventure.

— Bonté divine ! s’écria Mme Jérémie qui l’avait parfaitement entendu. Voilà-t-il pas un bohémien par-dessus le marché, et un diseur de bonne aventure qui s’en mêle ! Qu’est-ce que nous allons devenir ? » Le cerveau troublé par les vains efforts qu’elle faisait pour débrouiller cette énigme, Mme Jérémie resta debout sur le seuil, par une soirée de pluie et de tonnerre. Les nuages se livraient à des courses effrénées, le vent grondait par rafales, refermant avec bruit quelques volets voisins qu’il avait réussi à ouvrir, faisant tournoyer les girouettes et les capuchons rouillés des cheminées et soufflant avec rage dans le petit cimetière d’à côté comme s’il voulait emporter de leurs tombes les citoyens défunts du quartier. Le tonnerre, murmurant de sourdes menaces de tous les coins du ciel à la fois, paraissait demander vengeance de cette tentative