Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/50

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— Tout est là, répliqua Jérémie numéro deux, s’attachant un cache-nez autour du cou, avec un trouble qui se sentait encore de son sommeil. Attendez un instant. Maintenant, donnez-moi la manche… pas cette manche-là, l’autre. Ah ! je ne suis plus aussi jeune qu’autrefois. »

M. Flintwinch venait de lui passer son habit avec une énergie violente.

« Vous m’avez promis de me verser un second verre, lorsque je serais reposé.

— Buvez ! répliqua Jérémie, et que le diable vous étrangle ! Non, ce n’est pas cela que je voulais dire : buvez et allez-vous-en ! »

Tout en parlant, il prit cette même bouteille de porto que nous avons déjà vue, pour en remplir un verre.

« C’est le porto de madame, je crois ? dit le fac-similé, goûtant le vin comme un amateur qui visite l’entrepôt et qui a du temps à perdre. À sa santé. »

Il avala une gorgée.

« À votre santé. »

Il avala une autre gorgée.

« À la santé du nouveau venu. »

Il avala une troisième gorgée.

« Et à la santé de tous nos amis absents. »

Il vida le verre et le reposa sur la table, d’après l’antique pratique des toasts civiques, et prit la boîte. C’était une cassette de fer d’environ deux pieds carrés, qu’il pouvait porter assez aisément sous son bras. Jérémie surveilla avec attention la manière dont il l’ajustait, il la tira pour s’assurer que l’autre la tenait solidement ; puis il enjoignit à son compagnon, avec les plus terribles menaces, de prendre garde à ce qu’il faisait ; puis il sortit sur la pointe des pieds pour lui ouvrir la porte. Mme Jérémie, ayant prévu cette sortie, était déjà sur l’escalier. Le reste se passa d’une façon si ordinaire et si naturelle, qu’elle put voir la porte s’ouvrir, sentir l’air frais de la nuit et apercevoir les étoiles qui brillaient au dehors.

Mais c’est alors que le rêve devint étrange. Elle avait tellement peur de son mari, qu’elle resta sur l’escalier sans pouvoir bouger pour battre en retraite et regagner sa chambre (ce qu’elle aurait très bien pu faire avant que Jérémie eût refermé la porte), et elle se tint immobile sur une des marches. Aussi, lorsque celui-ci remonta, chandelier en main, pour aller se coucher, il arriva droit sur elle. Il parut étonné, mais ne dit pas un mot. Il fixa les yeux sur elle et continua sa route ; Mme Jérémie, sous l’influence de ce regard, reculait à mesure qu’il avançait. De manière qu’ils arrivèrent dans leur chambre dans cet ordre, Mme Jérémie faisant un pas en arrière à chaque pas que M. Jérémie faisait en avant. Ils n’y furent pas plutôt renfermés, que le mari saisit sa femme par la gorge et se mit à la secouer jusqu’à ce qu’elle fût sur le point d’étouffer.