Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/137

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— Je ne doute pas, pour ma part, que le bénédicité n’ait été bien et dûment achevé ; mais on n’en entendit pas davantage, car John s’était déjà mis à si bien jouer des couteaux et des fourchettes, que pour le moment il ne pouvait plus parler.

« Monsieur Browdie, dit Nicolas en avançant une chaise pour la nouvelle mariée, avec votre permission, je vais profiter de l’usage pour prendre la liberté de…

— Prenez tout ce que vous voudrez, dit John, et quand il n’y aura plus rien dans le plat, dites au garçon d’en monter. »

Sans s’expliquer sur ce malentendu, Nicolas embrassa Mme Browdie rougissante, et la conduisit à sa chaise.

« C’est bon ! dit John, qui ne s’attendait pas à cela ; ne vous gênez pas, faites comme chez vous.

— Vous pouvez y compter, répliqua Nicolas ; j’y mets pourtant une condition.

— Laquelle donc ?

— C’est que vous me ferez parrain la première fois qu’il vous en faudra un.

— Là ! vous l’entendez, cria John posant son couteau et sa fourchette. Parrain ! ha ! ha ! ha ! Mathilde, entendez-vous ? parrain ! Allez, mon garçon, ne dites plus un mot, vous ne pourriez que gâter ça ; le mot est bon. Quand j’aurai besoin d’un… parrain ! ha ! ha ! ha ! »

Jamais homme ne fut aussi chatouillé jusqu’aux larmes par quelque bonne plaisanterie des temps passés, que John Browdie fut émerveillé de celle-là. C’était un rire étouffé, c’étaient de grands éclats de rire qui le suffoquaient en lui fourrant des morceaux de bœuf tout entiers dans le cornet. Il n’en riait que plus fort et continuait de manger en même temps ; la face toute rouge, le front tout noir, il toussait, il criait, il se remettait, il repartait avec de nouveaux rires qu’il essayait de réprimer. Il avait une rechute d’étouffement, se faisait taper dans le dos, frappait des pieds, faisait peur à sa femme ; enfin, il revint à lui dans un état d’épuisement extrême ; l’eau lui coulait des yeux comme d’une fontaine, ce qui ne l’empêchait pas de répéter encore d’une voix affaiblie : « Parrain !… dites donc, Mathilde, un parrain ! » et cela sur un ton qui prouvait que la saillie de Nicolas lui causait un si vif plaisir, qu’il défiait même la souffrance.

« Vous rappelez-vous le soir où nous avons, pour la première fois, pris du thé ensemble ? dit Nicolas.

— N’ayez pas peur que je l’oublie jamais, allez, répliqua John Browdie.