Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/168

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Ce jour-là donc on voyait bien, aux plis de son front et à ses lèvres pincées, mais plus encore à sa complète indifférence pour tous les objets qui pouvaient frapper sa vue, sans qu’il parût les voir, qu’il roulait dans sa tête quelque projet profond. Complètement absorbé dans ses méditations, Ralph, cet homme fier de sa vue perçante, ne s’aperçut pas même qu’il était suivi par une ombre obstinée, qui tantôt marchait sans bruit derrière lui d’un pas clandestin, tantôt le devançait de quelques pieds, ou même se glissait à ses côtés sans le quitter des yeux un moment, et qui plongeait sur lui un œil si pénétrant, un regard si avide et si attentif, qu’il rappelait plutôt ces figures de fantaisie que le peintre introduit sur sa toile dans une scène dramatique ou celles qui agitent nos mauvais rêves, que l’examen soutenu de l’observateur le plus infatigable.

Il y avait déjà quelque temps que le ciel s’était couvert de nuages sombres, et les premières gouttes d’un orage violent forcèrent Ralph à chercher un abri sous un arbre. Il y était appuyé les bras croisés, enseveli dans ses pensées, lorsque, en levant les yeux par hasard, il rencontra tout à coup ceux d’un homme qui venait de faire sans bruit le tour du tronc pour le regarder en face d’un œil scrutateur. La figure de l’usurier prit à l’instant une expression que l’étranger parut se rappeler sans hésiter, car elle le décida à faire un pas vers lui en l’appelant par son nom.

Étonné, dans le premier moment, Ralph recula quelque peu et le toisa de la tête aux pieds. Un homme sec, hâve, décrépit, à peu près du même âge que lui, le corps courbé, la figure sinistre, rendue plus répugnante encore par des joues creuses et affamées, le teint hâlé, les sourcils épais et noirs, que ses cheveux tout blancs faisaient paraître plus noirs encore ; des vêtements grossiers et râpés, d’une forme étrange et bizarre ; enfin, dans toute sa personne, les marques irrécusables de l’abjection et de la dégradation : voilà d’abord tout ce qu’il put en voir. Mais, à mesure qu’il le regardait davantage, la figure et les traits de l’inconnu lui parurent graduellement moins étrangers ; il lui sembla qu’ils se fondaient et se transformaient en quelque image qui lui était familière, jusqu’à ce qu’enfin une illusion d’optique parut en composer un homme qu’il avait connu de longues années auparavant, mais qu’il avait oublié et perdu de vue depuis longtemps déjà.

L’homme vit que la reconnaissance était réciproque, et fit signe à Ralph de reprendre sa première place au pied de l’arbre, au lieu de rester à la pluie à laquelle, dans ses premiers moments