Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/169

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de surprise, il n’avait pas même songé, et lui adressa ces paroles d’une voix enrouée et affaiblie :

« Je suis sûr que vous ne m’auriez pas reconnu à ma voix, monsieur Nickleby, dit-il.

— Non, répondit Ralph fixant sur lui un regard sévère ; cependant il y a quelque chose que je me rappelle.

— Il n’y a pas grand’chose en moi que vous puissiez vous rappeler après ces huit dernières années, répliqua l’autre.

— Il y en a bien assez comme cela, dit Ralph négligemment en détournant la tête. Il n’y en a que trop.

— Si j’avais pu douter que ce fût bien vous, monsieur Nickleby, dit l’autre, votre accueil et vos manières ne m’auraient pas laissé longtemps en suspens.

— Est-ce que vous espériez mieux ? demanda Ralph avec aigreur.

— Non, dit l’homme.

— Vous aviez raison ; et, puisque cela ne vous surprend pas, pourquoi montrez-vous de la surprise ? »

L’étranger se tut d’abord. Il paraissait disposé à répondre par quelque reproche, mais il se domina.

« Monsieur Nickleby, lui dit-il sans autre préambule, voulez-vous bien entendre quelques mots que j’ai à vous dire ?

— Je suis obligé d’attendre ici que la pluie cesse un peu, dit Ralph regardant le temps ; si vous me parlez, monsieur, je n’irai pas me boucher les oreilles, quoique je ne promette pas pour cela d’en être moins sourd à vos paroles.

— Je possédais autrefois votre confiance… »

Au début, Ralph se retourna et sourit involontairement.

« Enfin, dit l’autre, je possédais votre confiance autant que jamais un homme a pu la posséder.

— Ah ! répliqua Ralph se croisant les bras ; ceci, c’est autre chose, c’est tout autre chose.

— Allons, ne jouons pas sur les mots, monsieur Nickleby, au nom de l’humanité !

— Au nom de quoi ? demanda Ralph.

— De l’humanité, répliqua l’autre rudement. J’ai faim, et je n’ai pas de quoi manger. Vous devez voir en moi un grand changement après une si longue absence. Je dis que vous devez le voir, car je le vois moi-même, quoique je l’aie subi lentement et par degrés insensibles. Si cela ne suffisait pas pour émouvoir votre pitié, sachez donc que je n’ai pas de pain, je ne parle pas du pain quotidien de l’oraison dominicale qui, dans ces riches cités, comprend à peu près toutes les jouissances du