Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/170

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monde pour le riche, et la nourriture grossière qui peut suffire à soutenir la vie du pauvre ; non, le pain dont je parle, le pain dont je manque, le pain que je demande, c’est une croûte de pain sec. Quand le reste ne vous toucherait pas, j’espère que du moins vous ne serez pas insensible à mon dénuement.

— Est-ce là la forme banale que vous avez adoptée pour mendier, monsieur ? dit Ralph ; vous n’avez pas mal étudié votre rôle ; mais, si vous voulez prendre conseil d’un homme qui sait ce que c’est que le monde, je vous recommanderai de parler moins haut, un peu moins haut, ou vous risquez fort de mourir de faim tout de bon. »

En disant cela, Ralph tenait son poing gauche étroitement serré dans sa main droite, et, penchant un peu la tête d’un côté en laissant retomber son menton sur sa poitrine, il considérait d’un air sombre et refrogné celui qui venait de s’adresser à lui. Il était dans l’attitude où l’artiste pourrait représenter l’Insensibilité même.

« Je ne suis encore à Londres que depuis hier, dit le vieillard jetant un coup d’œil sur ses vêtements salis par le voyage, et sur sa chaussure usée.

— Le premier jour que vous y avez passé devrait bien être aussi le dernier, répliqua Ralph.

— Je n’ai fait que chercher, pendant tout ce temps-là, partout où je croyais avoir l’espérance de vous rencontrer, reprit l’autre plus humblement, et je vous rencontre enfin au moment où j’y avais presque renoncé, monsieur Nickleby. »

Il parut attendre un moment quelque réponse, mais sans succès.

« Je suis, continua-t-il, un malheureux proscrit, bien misérable ; j’ai près de soixante ans, je suis sans ressource et sans appui, comme un enfant de six ans.

— Et moi aussi, j’ai soixante ans, répliqua Ralph ; mais je ne suis pas pour cela sans ressource et sans appui. Travaillez au lieu de faire de belles tirades sur le pain comme tout à l’heure ; gagnez-en, cela vaudra mieux.

— Et comment ? cria l’autre ; où ? Faites-m’en connaître les moyens. Voulez-vous me les fournir, dites, voulez-vous ?

— Ce ne serait pas la première fois, reprit Ralph avec un grand sang-froid, et je pense que vous n’avez pas besoin de me demander si je suis prêt à recommencer.

— Il y a un peu plus de vingt ans, dit l’autre d’une voix étouffée, que nous avons fait notre première rencontre. Vous vous rappelez ; je venais vous réclamer ma part de profit dans