Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/200

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

but, celui de soutenir son père, et cela pendant deux années entières, travaillant tout le jour, souvent aussi la nuit ; maniant tour à tour l’aiguille, la plume et le pinceau ; ne craignant pas, en qualité d’institutrice à domicile, de s’exposer à tous les caprices, à toutes les indignités que des femmes (et pourtant elles ont aussi des filles) se permettent trop souvent avec les personnes de leur sexe qui remplissent ce rôle dans leur maison. Car il semble qu’elles veuillent ainsi venger leur jalousie d’une intelligence dont elles sont obligées de reconnaître la supériorité, et c’est pour cela que le plus souvent elles font leurs victimes des maîtresses de leurs enfants, leurs supérieures sans aucun doute et sans aucune comparaison par la culture de l’esprit, et qu’elles leur font souffrir plus de vexations que l’escroc le plus effronté n’en peut faire endurer à son laquais. Elle avait dévoré toutes ces amertumes pendant deux grandes années, et puis, après avoir essayé son courage, sans l’épuiser jamais, dans toutes ces industries successives, elle avait reconnu qu’elle était impuissante à atteindre le but unique de ses efforts et de sa vie tout entière. Vaincue par des déceptions continuelles, des difficultés toujours renaissantes, elle s’était vue obligée de revenir chercher l’ancien ami de sa mère et de finir par décharger dans son âme le secret des peines dont son cœur était oppressé.

« Eussé-je été pauvre, dit le frère Charles les yeux étincelants, eussé-je été pauvre, monsieur Nickleby, mon cher monsieur, et, Dieu merci ! je ne le suis pas, je me serais refusé (d’ailleurs tout le monde l’aurait fait comme moi), les choses les plus nécessaires à la vie pour lui venir en aide ; et pourtant, même avec notre fortune, il ne nous est pas facile de la secourir comme nous voudrions. Si son père était mort, il n’y aurait rien de plus aisé ; elle viendrait chez nous partager et égayer notre heureux logis ; elle deviendrait comme notre enfant ou notre sœur, mais il vit toujours et personne ne peut le tirer d’affaire. On l’a déjà essayé en vain bien des fois, et ce n’est pas sans de bonnes raisons que tout le monde a fini par l’abandonner.

— Mais ne pourrait-on pas persuader cette demoiselle… dit Nicolas, qui s’arrêta dans la crainte d’en avoir déjà trop dit.

— Quoi ? de le laisser là ? dit le frère Charles. Qu’est-ce qui aurait le courage d’engager un enfant à délaisser son père ? On lui avait déjà proposé de consentir seulement à ne le voir que par occasion (ce n’est pas moi pourtant), mais toujours sans succès.