Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/305

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de soutenir leur misérable et chiche existence, divisés par classes dans cette même ville, comptés, numérotés dans le recensement de la police avec autant d’exactitude que les grandes familles et les personnages de haut rang le sont sur le livre de la noblesse, s’en distinguaient seulement par cette légère différence qu’ils étaient dressés, prédestinés, dès leur enfance, à faire les métiers les plus criminels et les plus odieux ; comment l’ignorance trouvait partout des juges pour la punir, nulle part des maîtres pour l’instruire ; comment la geôle s’ouvrait toujours, comment la potence était toujours en exercice pour des milliers de malheureux nés dans une situation qui les a fait coupables dès le berceau, sans quoi ils gagneraient aujourd’hui leur pain honnêtement, et vivraient en paix ; combien étaient déjà morts dans l’âme, sans espérance de la voir revivre jamais ; combien d’autres, que leur éducation et leur fortune ont mis si bien sur la voie qu’ils ne pourraient s’égarer, en dépit de leurs vices, détournent avec mépris leurs yeux du malheureux frappé fatalement par la loi, quand il ne pouvait guère faire autre chose, et qu’on aurait dû plutôt s’étonner de lui voir faire quelque chose de bien, qu’à eux quelque chose de mal ; combien il y avait d’injustice, de misère, d’iniquité, ce qui n’empêchait pas le monde d’aller son petit train d’un bout de l’année à l’autre ; avec la même indifférence et la même insouciance, sans que personne songeât à guérir ou à réformer le mal. En pensant à tout cela, et en isolant de la masse le petit cas particulier qui occupait toutes ses pensées, Nicolas sentit bien qu’il n’y avait guère lieu d’espérer, et ne vit point de raison raisonnable pour que son sort ne formât pas un des atomes perdus dans l’ensemble infini des chagrins et des peines enchaînées l’une à l’autre, pour qu’il n’apportât pas au grand total le petit tribut de son humble et mesquine unité.

Mais si la jeunesse a le privilège d’évoquer à volonté les plus tristes tableaux sous les couleurs les plus sombres, elle a heureusement aussi le privilège de ne point s’y arrêter longtemps. À force de réfléchir à ce qu’il avait à faire, et de rappeler, petit à petit, ses dispositions de la veille, interrompues par la nuit, Nicolas reprit insensiblement toute son énergie, et, quand la matinée fut assez avancée pour ce qu’il voulait faire, il ne pensa plus qu’à en tirer le meilleur parti possible. Après un déjeuner précipité et l’expédition de quelques affaires urgentes, il dirigea ses pas vers la demeure de Madeleine Bray, et ne resta pas longtemps en route.

Il avait prévu qu’il était très possible qu’on ne lui laissât pas voir la demoiselle, quoiqu’on n’en eût jamais fait difficulté, et il