Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/124

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que j’avais le droit d’attendre. Si j’étais tombé sur un serpent qui m’eût mordu ; ou bien si j’étais tombé sur un patriote pur sang, qui m’eût fait sentir son grand couteau ; ou encore si j’étais tombé sur une collection de Sympathiseurs avec leurs cols de chemise rabattus, et qu’ils eussent fait de moi un lion, j’eusse pu me distinguer et conquérir quelque mérite. Mais à la manière dont les choses marchent, le principal objet de mon voyage est manqué dès le début. Au reste, ce serait de même partout où je serais allé. Comment vous trouvez-vous ce soir, monsieur ?

– Plus mal que jamais, répondit le pauvre Martin.

– C’est quelque chose, répliqua Mark, mais cela ne suffit pas. Pour que satisfaction me soit donnée, il faut que je tombe à mon tour très-malade en restant jovial jusqu’au bout.

– Au nom du ciel ! ne parlez pas ainsi, dit Martin avec un frémissement de terreur. Qu’est-ce que je ferais, Mark, si vous tombiez malade ? … »

Le courage de M. Tapley parut stimulé par cette remarque, quelque peu flatteuse qu’elle fût pour lui dans la forme. Il se remit à savonner avec plus d’ardeur que jamais, et fit observer que son baromètre s’élevait.

« Monsieur, dit Tapley frottant vigoureusement son linge, il y a ici une bonne chose qui me dispose à être jovial : c’est que notre colonie représente les États-Unis en petit. Il y est resté deux ou trois colons américains qui sont venus tranquillement ici, comme si c’était le pays le plus salubre et le plus beau du monde. Mais ils sont comme le coq qui s’était caché pour sauver sa vie, et qui fut trahi par son cocorico. Ces animaux-là ne peuvent s’empêcher de chanter victoire. Ils sont nés pour cela, et il faut qu’ils chantent à tout prix. »

En achevant ces paroles, Mark avait détourné ses yeux de sa besogne et les dirigeait vers la porte, où son regard rencontra celui d’un homme maigre, vêtu d’une houppelande bleue et coiffé d’un chapeau de paille ; cet homme avait à la bouche une courte pipe noire, à la main un lourd bâton tout garni de nœuds. Il fumait et chiquait tout en marchant ; et comme il crachait fréquemment, il marquait son passage par une traînée de tabac décomposé.

« En voici un ! … s’écria Mark. Hannibal Chollop.

– Ne le laissez pas entrer ! … dit Martin d’une voix éteinte.

– Il n’attendra pas la permission, répliqua Mark. Il entrera bien tout seul, monsieur. »