Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et rien que d’avoir pris comme cela son parti, il est certain qu’il éprouva une jouissance inaccoutumée de liberté, une vague et indéfinie sensation de jour de congé, qui déborda de son cœur. Il avait bien ses moments de découragement et d’anxiété, et ces moments étaient, avec juste raison, très-nombreux ; mais c’est égal, il ne lui en était pas moins merveilleusement agréable de penser qu’il était son maître et qu’il pouvait faire des plans et des projets à sa tête. Il y avait là quelque chose de saisissant, d’effrayant, d’immense, d’incompréhensible ; c’était une vérité stupéfiante, toute pleine de responsabilité et d’inquiétude ; mais, en dépit de tous ses soucis, cet état de choses relevait singulièrement le goût des mets de l’hôtel, et évoquait entre Tom et ses projets une certaine vapeur de rêve, une gaze théâtrale qui leur donnait un reflet magique.

Dans cet état d’agitation d’esprit, Tom revint prendre possession de son lit à baldaquin, toujours à la muette surprise des portraits de l’ancien aubergiste et du gros bœuf, et ce fut ainsi qu’il passa toute la journée suivante. Lorsque enfin la diligence arriva avec le mot « Londres » blasonné en lettres d’or sur le coffre, Tom en fut tellement saisi, qu’il eut un moment envie de se sauver. Cependant il n’en fit rien ; bien plus, il s’installa sur la banquette, à côté du cocher, et de là, regardant les quatre chevaux gris pommelé, il lui sembla qu’il était lui-même un autre gris pommelé, ou tout au moins une partie de l’équipage, et il se sentit tout confus de la nouveauté et de la splendeur de sa position.

C’est que réellement un homme moins modeste que Tom eût été confus de se trouver assis à côté de ce cocher, car cet homme-là eût pu être aisément l’empereur de tous les malins qui firent jamais claquer un fouet. Il ne maniait pas ses gants comme un autre ; mais il vous les mettait en se tenant tout debout, même lorsqu’il trottait sur le pavé, tout à fait détaché de la voiture, comme s’il tenait les quatre chevaux gris pommelé, je ne sais comment, au bout de ses doigts. Il en était de même pour son chapeau : il accomplissait avec ce chapeau des tours de force que sa connaissance intime avec ses chevaux, et la témérité d’un homme accoutumé à se permettre tout sur la grande route, pouvaient seules expliquer. On lui apportait de petits paquets bien précieux, en y joignant des instructions particulières, et il vous les lançait dans son chapeau qu’il remettait sur sa tête, comme si les lois de la gravité ne pou-