Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/175

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Voyez briller la lune ! Le temps seulement de la regarder, comme elle va vite en chemin ! … Elle fait de la terre un miroir qui réfléchit les objets comme la surface de l’eau. Les haies, les arbres, les humbles cottages, les clochers d’église, les souches desséchées et les jeunes pousses florissantes, tout cela est devenu d’une coquetterie si subite, qu’ils ne vont pas faire autre chose jusqu’à demain matin que de contempler leur belle image au claire de la lune. Les peupliers là-bas frémissent de joie de voir leurs feuilles tremblantes se mirer sur le sol. Pour le chêne, c’est autre chose : il n’y a pas de danger qu’il tremble, lui ; et il se contemple dans l’énergie de sa force et de son ampleur, sans laisser remuer la moindre de ses brindilles. La porte du parc revêtue de mousse, mal suspendue sur ses gonds détraqués, toute chancelante et toute ruinée, se balance de droite et de gauche devant le reflet de la lune, comme une douairière fantastique devant le miroir des Grâces ; tandis que notre groupe de fantômes voyage aussi devant nous, yoho ! yoho ! par-dessus les fossés et les fougères, le long des collines escarpées et des murs plus escarpés encore, toujours, toujours, comme à la chasse de Robin des Bois.

Et les nuages, donc ! et le brouillard dans le vide ! Pas de ces brouillards épais qui vous cachent tout ; mais un brouillard aérien, léger et transparent comme la gaze, un brouillard qui voile modestement à nos yeux ravis les beautés devant lesquelles il passe, et leur prête de nouveaux charmes, comme la gaze d’ailleurs a toujours fait avant nous, s’il vous plaît, et fera encore après nous, en dépit de ce qu’on pourra dire. Yoho ! Maintenant, voilà que nous courons comme la lune elle-même : tantôt nous enfonçant dans un fourré de bois, tantôt nous perdant dans un nuage de vapeur ; puis tantôt reprenant notre course en pleine lumière, et tantôt rentrant dans l’ombre pour en sortir toujours, notre voyage soutient la gageure avec le sien. Yoho ! Voyons à qui ira le plus vite. Yoho ! yoho !

À peine avons-nous savouré la beauté de la nuit, que le jour arrive d’un bond. Yoho ! deux relais encore, et la route champêtre se trouve changée en une rue sans fin. Yoho ! devant les jardins de maraîchers, les files de maisons, de villas, de places, de terrasses et de squares. Passez, chariots, voitures et charrettes ; passez, ouvriers matineux, vagabonds attardés, ivrognes, et vous, sobres jardinières, qui portez vos fruits au marché.