Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/251

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lutte en vain. Sa démarche même, lorsqu’ils s’en allaient ensemble, était celle d’un prisonnier garrotté ; mais on voyait, à ses poings fermés, à ses sourcils froncés, à ses lèvres serrées, que le démon bondissait furieux dans sa prison.

Ils montèrent dans un fort beau cabriolet, qui les attendait, et partirent.

Toute cette scène s’était passée si rapidement, et avait fait si peu d’impression sur la foule tumultueuse qui les environnait, que, bien que Tom en eût été l’un des principaux acteurs, il croyait avoir rêvé. Quand ils eurent quitté le paquebot, personne n’avait fait attention à lui. Il était resté derrière Jonas, si près de lui qu’il n’avait pu s’empêcher d’entendre tout. Il était resté là, avec sa sœur à son bras, attendant et souhaitant une occasion d’expliquer l’étrange part qu’il avait prise à cette affaire plus étrange encore. Mais Jonas avait tenu les yeux fixés à terre ; aucun des autres n’avait regardé du côté de Tom, si bien qu’avant qu’il eût le temps de prendre une décision, ils étaient tous partis.

Il chercha autour de lui son propriétaire. C’est ce qu’il avait déjà fait plusieurs fois, mais sans apercevoir rien qui lui ressemblât. Il le cherchait encore des yeux, quand il vit une main qui lui faisait des signes, par la portière d’une voiture de place ; il s’empressa d’approcher et reconnut Mercy. Elle se pencha de manière à n’être pas entendue de sa compagne mistress Gamp, et lui dit précipitamment :

« Qu’y a-t-il ? Au nom du ciel, qu’y a-t-il ? Pourquoi m’a-t-il dit hier au soir de m’apprêter à faire un grand voyage, et pourquoi nous avez-vous ramenés comme des criminels ? Cher monsieur Pinch (et elle joignit les mains avec désespoir), ayez compassion de nous. Quel que soit ce terrible secret, ayez compassion, et Dieu vous bénira !

– S’il était en mon pourvoir de vous montrer de la compassion, s’écria Tom, croyez-moi, vous ne me prieriez pas en vain. Mais je suis plus ignorant encore et plus étonné que vous. »

Elle se retira au fond de la voiture, et lui fit un signe de la main. Était-ce un signe de reproche, d’incrédulité, de désespoir, de détresse ou de triste adieu ? Dans son agitation, il ne put le deviner. Elle était déjà partie ; il ne restait plus que Ruth et lui, et ils s’en revinrent tout étonnés.

M. Nadgett avait-il, ce matin-là, donné rendez-vous sur le pont de Londres à l’homme qui n’était jamais de parole ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en ce moment M. Nadgett était là,