Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/291

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sit, et lui frappa en badinant sur le bras. Voyons ! qu’est donc devenue l’âme virile de mon brave compatriote, si je puis me permettre cette expression amicale ? Faudra-t-il que je gronde mon coadjuteur, ou que je cherche à raisonner une intelligence comme la sienne ? Je ne pense pas.

– Non, non ; ce n’est pas nécessaire, dit le vieillard. C’était une émotion momentanée ; rien de plus.

– L’indignation, fit observer M. Pecksniff, amène forcément des larmes brûlantes dans les yeux honnêtes, je le sais… (Il essuya ses yeux avec un soin particulier.) Mais nous avons des devoirs plus austères à remplir. Courage, monsieur Chuzzlewit. Voulez-vous que je sois l’interprète de vos pensées, mon ami ?

– Oui, dit le vieux Martin en se rejetant dans son fauteuil, et en fixant sur lui un regard moitié hébété, moitié admiratif, comme s’il était fasciné par cet homme. Parlez pour moi, Pecksniff. Merci. Vous me restez fidèle, vous. Merci !

– Ne m’attendrissez pas, monsieur, dit Pecksniff en lui secouant vigoureusement la main ; sinon, je n’aurai pas la force d’accomplir cette tâche. Il ne m’est pas agréable, mon excellent ami, de parler à l’individu qui est maintenant devant nous ; car lorsque, après avoir appris de vos lèvres sa conduite dénaturée, je l’ai chassé de cette maison, j’ai juré de n’avoir plus jamais rien de commun avec lui. Mais vous le voulez, et c’est assez… Jeune homme ! la porte est immédiatement derrière le compagnon de votre infamie. Rougissez si vous avez encore quelque vergogne. Partez sans rougir, si vous n’en avez plus. »

Martin regardait son grand-père pendant tout ce temps, d’un air aussi impassible que s’il y eût un silence absolu. Le vieillard ne regardait pas moins fixement M. Pecksniff.

« Lorsque je vous ai ordonné de quitter cette maison la dernière fois que vous en fûtes honteusement chassé, dit M. Pecksniff ; lorsque, blessé et excité au delà de toute tolérance par votre indigne conduite vis-à-vis de cette âme si extraordinairement noble, je m’écriai : Partez ! je vous dis alors que je pleurais sur votre dépravation. Mais aujourd’hui, ne supposez pas que la larme qui brille en ce moment dans mon œil soit répandue à votre intention. C’est sur lui que je la répands, monsieur. C’est sur lui que je la répands. »

Ici M. Pecksniff laissa tomber, par accident, la larme en question sur la partie chauve de la tête de M. Chuzzlewit ; il essuya la place avec son mouchoir, en demandant pardon.