Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/296

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— Et cet homme lui-même ? … demanda Martin.

– Il a eu peu d’occasions de renouveler ses poursuites. Je ne me suis jamais promenée seule, et je ne suis jamais restée seule un instant en sa présence. Cher Martin, je dois vous dire, continua-t-elle, que la bonté de votre grand-père à mon égard n’a jamais changé. Je suis toujours sa compagne de tous les moments. Une tendresse et une compassion inexprimables semblent s’être confondues avec son ancienne affection ; et je serais sa fille unique, que je ne pourrais avoir un père plus tendre. Comment cette fantaisie d’autrefois, cette vieille habitude, survivent-elles encore, quand son cœur s’est tellement refroidi pour vous, c’est un mystère que je ne puis pénétrer. Mais j’ai été, et je suis encore heureuse de penser que je suis restée pour lui la même ; que, s’il s’éveillait de son illusion, même à l’article de la mort, je suis là, mon ami, pour vous rappeler à son souvenir. »

Martin regarda avec admiration son visage animé, et déposa un baiser sur ses lèvres.

« J’ai quelquefois entendu dire, et j’ai même lu, dit-elle, que ceux dont les facultés sont affaiblies depuis longtemps, et dont l’existence s’est effacée comme dans un rêve, se raniment parfois avant la mort, pour demander les personnes qui naguère leur étaient chères, mais qui depuis avaient été oubliées, méconnues, haïes. Jugez ; si ses anciennes préventions contre cet homme se réveillaient, et qu’il vînt à se retrouver lui-même tel qu’il était, et qu’en un pareil moment il n’eût pas d’autre ami à ses côtés ! …

– Je ne voudrais pas vous conseiller de l’abandonner, ma chérie, dit Martin, dussions-nous être séparés bien des années encore ; mais je crains que l’influence que ce misérable exerce sur lui ne se soit accrue de jour en jour. »

Elle ne pouvait le nier. De jour en jour, par degrés imperceptibles, mais par un progrès lent et sûr, cette influence s’était accrue, jusqu’au moment où elle était devenue irrésistible. Mary elle-même n’en avait plus ; et pourtant le vieillard la traitait avec plus d’affection que jamais. Martin croyait voir dans cette anomalie une preuve de sa faiblesse et de sa décadence.

« Cette influence va-t-elle jusqu’à la crainte ? demanda Martin. A-t-il peur d’exprimer ses opinions en présence de l’homme dont il s’est engoué ? Je l’ai cru tout à l’heure.

– Je l’ai cru aussi bien souvent. Quelquefois, quand nous sommes tout seuls ensemble comme autrefois, et que je lui