Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment et de morale superflus, qu’il était nécessaire d’écouler à tout prix, M. Pecksniff n’eut pas plus tôt entendu annoncer son gendre, qu’il le considéra comme une espèce de commande en gros avec livraison immédiate. Il descendit donc sur-le-champ au salon, et, pressant le jeune homme sur son cœur avec des regards et des gestes qui témoignaient du trouble de son esprit, il s’écria :

« Jonas ! mon enfant… Elle se porte bien ? Il ne lui est rien arrivé.

– Allons ! ne voilà-t-il pas que vous allez recommencer ? répliqua son gendre. Même avec moi ? Voulez-vous me laisser tranquille, voyons ?

– Dites-moi seulement qu’elle se porte bien, dit M. Pecksniff. Dites-moi qu’elle se porte bien, mon fils !

– Elle se porte suffisamment bien, repartit Jonas en se dégageant. Il ne lui est rien arrivé, allez !

– Il ne lui est rien arrivé ! s’écria M. Pecksniff, se jetant dans le fauteuil le plus proche et se rebroussant les cheveux. Je suis honteux de ma faiblesse ! mais je n’en suis pas le maître, Jonas ! pourtant je me sens mieux à présent. Comment se porte mon autre fille, mon aînée, ma petite Cherry-Worrichigo ? dit M. Pecksniff, qui, dans l’allégresse rendue à son cœur, inventa pour sa fille ce petit nom badin.

– À peu près comme à l’ordinaire, répondit M. Jonas. Elle a toujours assez de sympathie avec la bouteille au vinaigre. Vous savez sans doute qu’elle a un amoureux ?

– J’en ai la nouvelle de première main ; je la tiens de ma fille elle-même. Je ne disconviendrai pas que je suis ému en pensant que je vais perdre la seule fille qui me reste, Jonas (je crains que nous ne soyons égoïstes nous autres parents, je le crains bien) ; mais l’étude de toute ma vie a été de les préparer à la vie domestique, et c’est une sphère dont Cherry sera l’ornement.

– Tant mieux si elle orne une sphère quelconque, dit son gendre avec une franchise charmante : car jusqu’à présent elle n’a pas orné grand’chose.

– Mes filles sont maintenant pourvues, dit M. Pecksniff. Elles sont maintenant heureusement pourvues, et je n’ai pas perdu le fruit de mes soins ! »

Il en aurait dit autant si l’une de ses filles avait gagné à la loterie un lot de trente mille livres sterling, ou si l’autre avait ramassé, dans la rue, une bourse pleine de valeurs, que