Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/316

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déformé, dont les brides singulièrement longues lui pendaient sur le dos. Avec le secours de cette femme il commença sur-le-champ à mettre la nappe. Il essuyait les verres de ses propres mains, frottait le bouton d’argent de la poivrière sur la manche de son habit, débouchait des bouteilles, remplissait des carafes, avec une adresse et une promptitude éblouissante ; et comme si, à force d’essuyer et de frotter, il eût touché une lampe enchantée ou une bague magique à laquelle obéissaient au moins vingt mille esclaves surnaturels, il apparut soudain un être fantastique, revêtu d’une veste blanche, tenant sous son bras une serviette, et suivi d’un autre sylphe comme lui, qui portait sur la tête une boîte oblongue, dont on retira, pour le poser sur la table, un festin tout chaud.

Du saumon, de l’agneau, des petits pois, des jeunes pommes de terre innocentes, une fraîche salade, des tranches de concombre, un caneton délicieux, et une tarte, tout y était et tout arriva en bon état. D’où venaient ces comestibles, je n’en sais rien ; mais la boîte oblongue entrait et sortait continuellement, et faisait connaître son arrivée à l’homme au gilet blanc en frappant modestement à la porte : car, depuis sa première entrée, elle ne franchit plus le seuil. L’homme au gilet blanc n’était pas susceptible d’étonnement ; les choses merveilleuses qu’il trouvait dans la boîte ne lui causaient aucune surprise ; il les retirait avec un visage qui dénotait une ferme détermination et un caractère impénétrable, et les déposait sur la table. C’était un brave homme, doux de manières, et s’intéressant vivement à ce qu’on mangeait et à ce qu’on buvait. C’était un homme savant aussi dans son genre ; il connaissait la saveur des sauces de John Westlock, qu’il décrivait d’une voix douce et émue, en offrant tour à tour les petites burettes à la ronde. Il était grave et peu bruyant : car une fois le dîner fini, et le dessert préparé sur la table, il disparut avec sa boîte, comme s’il n’eût jamais existé.

« Quand je vous disais que ce gaillard-là tenait son ménage sur un pied extraordinaire ! s’écria Tom. En vérité, c’est prodigieux !

– Ah ! miss Pinch, dit John, vous ne voyez que le beau côté de la vie que je mène ici. Ce serait une existence bien triste, si elle ne s’égayait pas dans un jour comme celui-ci.

– Ne croyez pas un mot de tout ce qu’il vous dit, s’écria Tom. Il est heureux comme un roi, et pour rien au monde il ne voudrait changer d’existence. Il fait semblant de se plaindre. »