Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/320

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Tom ne se doutait guère qu’il avait poussé au contraire bien loin les égards et la politesse.

« Chantez-nous quelque chose, ma chère, dit Tom. Faites-nous entendre votre voix. Allons ! »

John Westlock joignit ses instances à celles de Tom avec tant d’empressement, qu’un cœur de roche aurait pu seul y résister ; et Ruth n’avait pas un cœur de roche, grand Dieu ! Bien au contraire.

Elle s’assit donc au piano, et, d’une voix sympathique, elle se mit à chanter les ballades que Tom aimait tant. C’étaient tantôt de vieilles histoires rimées, interrompues çà et là par quelques simples accords, tels qu’un trouvère des temps passés en eût tiré de sa harpe, tandis qu’il cherchait dans sa mémoire la suite de quelque légende à demi oubliée ; tantôt des stances de vieux poëtes mariées à des rythmes qui semblaient le souffle même du barde répondant à l’élan de sa pensée. Puis une mélodie si joyeuse et si insouciante que la chanteuse paraissait incapable de ressentir de la tristesse, jusqu’à ce que dans son inconstance (ah ! la méchante petite chanteuse ! ) elle changeât d’avis et déchirât encore le cœur de ses auditeurs. Ce furent là les simples moyens dont elle se servit pour leur plaire. Elle y réussit. J’en prendrais à témoin la chambre toujours obscure et la lumière si longtemps oubliée.

On éclaira enfin, et alors il était temps de s’en retourner. Il fallut pourtant découper soigneusement du papier pour envelopper les tiges des fleurs, ce qui retarda le départ de quelques instants encore. Mais bientôt cette opération fut achevée et Ruth se trouva prête.

« Bonsoir ! dit Tom. Voilà une visite délicieuse dont nous nous souviendrons longtemps. John ! bonsoir ! »

John annonça l’intention de les reconduire.

« Non, non ! N’en faites rien ! dit Tom. Quelle folie ! Nous pouvons parfaitement nous en retourner seuls. Je ne voudrais pas vous déranger pour tout au monde. »

Mais John soutint qu’il préférait sortir.

« Êtes-vous bien sûr que vous le préfériez ? dit Tom. J’ai peur que vous ne nous disiez cela que par politesse. »

John en était bien sûr ; il offrit donc son bras à Ruth, et ils sortirent. La matrone au visage empourpré était toujours de service, et salua le départ de Ruth par une révérence si froide qu’elle était presque imperceptible. Quant à Tom, elle ne daigna même pas le regarder.