Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/332

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sourire, et remplit la mission dont elle était chargée avec une urbanité qui lui était toute particulière.

« Qu’il est agréable de faire le thé pour une aussi nombreuse famille ! dit mistress Gamp. Ma bonne fille (à la servante), peut-être quelqu’un d’entre nous ne serait-il pas fâché de manger un ou deux œufs frais, pas trop cuits, ainsi que quelques rôties de pain beurré, dont il faudra commencer par ôter la croûte, à cause qu’on a les dents sensibles et qu’on n’en a pas de trop. Gamp lui-même, mistress Chuzzlewit, un jour qu’il avait bu un coup de trop, m’en a enfoncé quatre d’un coup, deux petites et deux grosses. Mistress Harris les a gardées en souvenir de moi, et les a toujours portées dans sa poche jusqu’à ce jour, ainsi que deux os contre la crampe, un morceau de gingembre, et une râpe à muscade de la forme d’un petit soulier d’enfant en étain, avec un petit talon pour y serrer la noix muscade. Je l’ai vue de mes yeux, et je m’en suis servie bien souvent pour faire de la bouillie après les couches. »

Les privilèges de la table à thé étaient nombreux : outre la prérogative d’être assise à portée des rôties de pain, et celle de prendre deux tasses pendant que les autres en prenaient une, et de les prendre au bon moment, c’est-à-dire avant d’ajouter de l’eau à la théière, et quand l’infusion avait eu le temps de se faire, il y avait aussi l’avantage de voir à la fois toutes les personnes présentes, et la facilité de les interpeller comme du haut d’une tribune aux harangues. Mistress Gamp s’acquitta des fonctions qu’on lui avait confiées avec une bonne humeur et une affabilité extrêmes. Quelquefois elle posait sa soucoupe dans la creux de sa main étendue, et, le coude appuyé sur la table, elle s’arrêtait entre chaque gorgée de thé pour adresser à la société, tantôt un sourire, tantôt un clignement d’yeux, un mouvement de tête, ou quelque autre marque d’attention ; et dans ces moments-là sa physionomie s’éclairait d’une intelligence et d’une vivacité qu’il était impossible de ne pas associer avec l’influence bienfaisante des boissons distillées.

Sans mistress Gamp, c’eût été une réunion bien silencieuse. Miss Pecksniff ne parlait qu’à son Auguste, et encore à voix basse. Auguste ne parlait à personne, mais il soupirait pour tout le monde, et de temps en temps il se donnait sur le front un coup retentissant, qui faisait tressaillir mistress Todgers, femme assez nerveuse, et lui arrachait une exclamation involontaire. Mistress Todgers tricotait, et ne parlait guère. La pauvre Merry