Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/333

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tenait la main de l’aimable petite Ruth entre les siennes, en l’écoutant avec un plaisir manifeste ; mais elle parlait rarement elle-même. Quelquefois elle lui souriait, quelquefois elle lui baisait la joue, et quelquefois elle tournait la tête pour cacher les larmes qui brillaient dans ses yeux. Tom était fort ému de la trouver changée à ce point ; mais il était si content de voir la tendresse de Ruth avec elle, tendresse dont Merry s’apercevait et à laquelle elle répondait de son mieux, qu’il n’avait pas le cœur de donner le signal du départ, quoiqu’il eût dit, depuis longtemps, tout ce qu’il avait à dire.

Tandis que les autres membres de cette petite réunion étaient ainsi occupés, le vieux commis était retombé dans son état ordinaire ; il restait profondément silencieux, tout absorbé par les rêves, quels qu’ils fussent, qui semblaient à peine agiter la surface de ses lentes pensées. Ce furent sans doute ces mélancoliques fantaisies, combinées avec le repas silencieux qui se consommait autour de lui et avec quelques vagues réminiscences de la dernière réunion dont il eût été témoin, qui lui suggérèrent une étrange idée. Il se retourna soudain, et dit :

« Qui donc est étendu mort là-haut ?

– Personne, dit Merry en se tournant vers lui. Qu’avez-vous ? Nous sommes tous ici.

– Tous ici ! s’écria le vieillard, tous ici ! Où est-il alors… mon ancien maître M. Chuzzlewit, qui avait un fils unique ? Où est-il ?

– Chut, chut ! lui dit Merry avec bonté. C’est arrivé il y a longtemps. Ne vous en souvient-il pas ?

– S’il m’en souvient ! répondit le vieillard avec son cri d’angoisse. Comment pourrais-je l’oublier ? Comment pourrais-je jamais l’oublier ? »

Pendant un instant il couvrit son visage de sa main ; puis, se retournant précisément comme auparavant, il répéta :

« Qui donc est étendu mort là-haut ?

– Personne ! » dit Merry.

Il la regarda d’abord avec colère, comme si c’était une étrangère qui eût voulu le tromper ; mais en examinant son visage, il reconnut que c’était bien elle, et secoua sa tête d’un air de compassion douloureuse.

« Vous ne le croyez pas. Mais c’est qu’on ne vous le dit pas ! Non, non, pauvre enfant ! on ne vous le dit pas. Quels sont ces gens-là, et pourquoi se régalent-ils ici, s’il n’y a pas quelqu’un de mort ! Infamie ? Allez donc voir qui est mort là-haut ! »