Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/359

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Tout le long de la rue, il y avait des gens qui criaient des fleurs. Une abeille étourdie, qui s’était prise entre les deux châssis de la fenêtre, se heurtait la tête contre la vitre, s’efforçant de se replonger dans la douce atmosphère de la matinée, et se croyant sans doute ensorcelée en voyant qu’elle ne pouvait y réussir. Ce matin-là était le plus beau matin qu’on eût jamais vu ; l’air balsamique baisait les joues de Ruth et caressait Tom. « Mes bons amis, semblait-il leur dire, comment allez-vous ? J’ai fait bien du chemin pour venir vous saluer. » C’était un des ces beaux jours où nous formons, où nous devons former le vœu que sur terre tout homme puisse être heureux et trouver dans son cœur ouvert à la douce influence de l’été un reflet du beau soleil de cette saison bien-aimée.

Le déjeuner même était plus agréable que d’ordinaire, et pourtant chaque déjeuner était des plus agréables. C’est que la petite Ruth avait maintenant deux élèves, chacune à trois leçons de deux heures par semaine ; en outre, elle avait peint des écrans et des porte-cartes, et, à l’insu de Tom (pour lui faire une délicieuse surprise ! ), elle était entrée dans une boutique où l’on vendait de ces objets, après avoir regardé souvent à travers les vitres de la devanture, et elle avait trouvé assez de courage pour demander à la marchande si elle voulait bien lui acheter ses écrans. Et non-seulement la marchande les lui avait achetés, mais encore elle lui en avait commandé d’autres ; et, ce matin-là même, Ruth avait fait à son frère l’aveu de ce secret, et elle lui avait remis l’argent dans une petite bourse qu’elle lui avait tricotée tout exprès. Cette affaire les avait tous émus, et l’histoire ne s’oppose pas, pour quelque chose que je sache, à ce qu’ils aient versé une ou deux larmes de bonheur ; mais c’était passé ; et, depuis son coucher de la veille au soir, le brillant soleil n’avait pas éclairé de visages aussi radieux que le visage de Tom et celui de Ruth.

« Ma chère enfant, dit Tom, abordant son sujet si brusquement qu’il laissa son couteau plongé dans le pain et oublia de continuer à couper ses tartines, quel homme bizarre que notre propriétaire ! Je ne crois pas qu’il soit revenu une seule fois chez lui depuis qu’il m’a donné cette commission désagréable. Je commence à penser qu’il ne reviendra plus. Quelle existence mystérieuse mène cet homme-là !

– C’est fort étrange, n’est-ce pas, Tom ?

– Vraiment oui. J’espère que cette existence n’est qu’étrange, et qu’il ne s’y trouve rien de pis. Parfois je com-