Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/36

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En achevant ces paroles, Jobling s’élança vivement hors de la chambre et procéda, dans son département officiel, à passer en revue les gens qui étaient venus prendre des assurances sur la vie ; il mit à cette opération la conscience ferme d’un homme qui accomplit son devoir sans se dissimuler la grande difficulté qu’il avait à accueillir de nouveaux assurés dans la Compagnie Anglo-Bengali. Il leur tâtait le pouls, inspectait leur langue, écoutait le jeu de leurs poumons, examinait leur poitrine et ainsi de suite, comme s’il ne savait pas bien d’avance que, dans quelque état qu’ils fussent, la Compagnie Anglo-Bengali s’empresserait d’accepter leurs polices d’assurance ; il en était pourtant bien convaincu ; il suffisait de le connaître. Il était trop Jobling pour cela. D’autres auraient pu s’y méprendre, je ne dis pas, mais Jobling… allons donc !

M. Crimple s’éloigna aussi pour ses courses de la matinée ; Jonas Chuzzlewit et Tigg demeurèrent seuls ensemble.

Tigg rapprocha son fauteuil de celui de Jonas et dit d’une manière séduisante :

« J’ai appris de notre ami que vous aviez pensé à…

– Oh ! ma foi, alors il s’est trompé en disant cela, s’écria Jonas qui l’interrompit. Je ne lui ai nullement confié ma pensée. S’il a pris sous son bonnet que je venais ici dans telle ou telle intention, c’est une découverte de son cru. Je ne suis nullement engagé par là. »

Jonas mit une certaine aigreur dans cette réponse ; car, sans parler de la méfiance habituelle de son caractère, il était dans sa nature de chercher à se venger des beaux habits et des meubles magnifiques en raison de l’impuissance où il se sentait d’échapper à leur influence.

« Si je viens ici pour faire une question ou deux et emporter un ou deux documents afin d’y réfléchir ensuite à loisir, je ne m’engage à rien. Que ce soit bien entendu entre nous.

– Mon cher ami, s’écria Tigg en le frappant sur l’épaule, j’aime votre franchise. Quand des hommes comme vous et moi entrent en conversation, ils évitent tout malentendu possible. Pourquoi vous déguiserais-je ce que vous savez si bien, et ce que le vulgaire ne doit pas même soupçonner ? Nous autres Compagnies nous sommes des oiseaux de proie, de purs oiseaux de proie. La seule question est de savoir si en soignant nos intérêts nous pouvons aussi servir les vôtres ; si en mettant double ouate à notre nid nous pouvons en mettre une au vôtre. Oh ! vous possédez notre secret. Vous êtes dans les coulisses.