Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/372

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vent entendu exprimer le regret que son vieux père ne fût pas mort : je l’ai souvent entendu se plaindre de ce que cette longévité était pour lui un grand ennui et un grand embarras. Il ne parlait guère d’autre chose à nos réunions, entre trois ou quatre camarades, qui nous rassemblions le soir. C’était une réunion qui n’avait rien de bien moral, comme vous pouvez croire, puisque c’était lui qui la présidait. Plût à Dieu que je fusse mort avant d’y mettre le pied. »

Il fit une nouvelle pause et reprit ensuite :

« Nous nous réunissions là pour boire et jouer ; nous ne risquions pas de fortes sommes, mais enfin les sommes que nous risquions étaient encore trop fortes pour nous. C’était Jonas qui gagnait presque toujours. Quoi qu’il en soit, il prêtait de l’argent à intérêt à ceux qui perdaient ; et de la sorte, bien que je sois sûr que nous le haïssions tous en secret, il avait mis sur nous le grappin. Pour obtenir ses bonnes grâces, nous faisions des plaisanteries sur son père ; ce manège fut mis en train par les débiteurs ; j’étais du nombre, et nous prîmes l’habitude de boire au prochain voyage du vieil obstiné et au prochain héritage du jeune impatient. »

Lewsome s’arrêta encore ici un moment.

« Une nuit, reprit-il, Jonas en arrivant était d’une humeur atroce. Il avait été, dit-il, toute la journée excédé par le vieillard. Nous restâmes seuls ensemble. Il me dit d’un ton farouche que le vieillard était tombé en enfance, qu’il était faible, imbécile, radoteur, aussi insupportable aux autres qu’à lui-même, et que ce serait un acte de charité que de lui donner le coup de grâce. Il jura qu’il avait pensé souvent à mêler quelque chose dans la tisane que le vieillard prenait pour sa toux, ce qui lui procurerait une mort sans souffrance. Quelquefois, dit-il, on étouffe des gens mordus par des chiens enragés ; pourquoi de même n’épargnerait-on pas à ces vieillards débiles une partie des maux qu’ils ont à supporter ? En parlant de la sorte, il me regardait en face, et je le regardais fixement aussi : mais ce soir-là les choses n’allèrent pas plus loin. »

Lewsome s’arrêta encore ; cette fois, son silence dura si longtemps que John Westlock dut lui dire : « Continuez. » Martin n’avait pas quitté des yeux le visage du jeune homme ; mais il était tellement absorbé par l’horreur et la stupéfaction, qu’il ne pouvait prononcer une seule parole.

« Ce fut une semaine environ après cela (peut-être moins,