Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/387

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Après avoir dirigé sur la théière un regard ferme et expressif, Mme Gamp répondit :

« Vous m’avez entendue, Betsey, parler d’une personne que je soignai vers l’époque où vous et moi nous nous relayions auprès du jeune homme qui était au Bull avec la fièvre ?

– Le vieux Snuffey[1] ? » dit Mme Prig.

Sarah Gamp lui lança un regard plein de colère ; car dans cette méprise de Mme Prig, elle vit clairement une nouvelle épigramme mordante dirigée à dessein contre son défaut mignon, une allusion peu généreuse déjà produite par Betsey et qui avait tout d’abord détruit la bonne harmonie au commencement de la soirée. Elle le reconnut mieux encore quand, ayant donné une leçon polie mais ferme à cette dame en prononçant distinctement le mot : « Chuffey, » elle entendit mistress Prig recevoir cette correction avec un rire infernal.

Les meilleurs d’entre nous ont leurs imperfections, et il faut reconnaître chez Mme Prig que, s’il y avait une ombre dans la bonté de son esprit, c’est qu’elle avait l’habitude de ne point verser à ses malades tout son fiel et tout son acide (comme eût dû le faire une collègue aimable), mais d’en garder une bonne part au service de ses amis. Il n’était pas impossible non plus que le saumon fortement épicé, la salade confite dans le vinaigre, eussent, par un supplément d’acidité, excité et accru ce défaut chez Mme Prig ; les caresses répétées à la théière n’en étaient pas non plus tout à fait innocentes. En effet, les propres amis de Betsey avaient remarqué que cette dame poussait très-loin l’esprit de contradiction lorsqu’elle était surexcitée. Il est certain qu’elle prenait alors un maintien railleur et agressif, croisant ses bras et tenant un œil fermé ; attitude d’autant plus blessante qu’elle avait une certaine prétention de défi malicieux.

Mme Gamp n’en fut pas dupe, et jugea tout de suite qu’il devenait absolument nécessaire de remettre à sa place mistress Prig, et de lui faire sentir sa position réelle dans la société, aussi bien que ses devoirs et obligations envers son amie Sairah. Elle prit donc un air important et protecteur pour répondre à Mme Prig en ces termes plus explicites :

« M. Chuffey est faible d’esprit. Excusez-moi si je vous fais remarquer qu’il n’est pas aussi faible que bien des gens le prétendent ; ces gens-là ne le croient pas au fond aussi faible

  1. Barbouillé de tabac.