Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/388

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qu’ils le disent. Ce que je sais, je le sais ; ce que vous ignorez, vous l’ignorez. Ainsi, Betsey, ne m’en demandez pas plus long. Cependant les amis de M. Chuffey m’ont fait des propositions pour lui donner mes soins, et ils m’ont dit : « Mistress Gamp, voulez-vous vous charger de cela ? Nous ne songerions pas, qu’ils me dirent, à confier Chuffey à une autre que vous ; car vous êtes, Sairah, l’or qui a passé par le creuset. Voulez-vous vous charger de ça aux conditions qu’il vous plaira, pour le jour et la nuit et sans aide ? – Non, répondis-je ; impossible ; ne me le demandez pas. Il y a, que je dis, une seule créature au monde dont je voulusse me charger à ces conditions-là, elle s’appelle Harris. Mais, que je dis, j’ai une amie, du nom de Betsey Prig, que je puis recommander et qui m’aidera. Betsey, dis-je, mérite toute confiance étant sous ma direction, et elle se laissera conduire comme je puis le désirer. »

Ici Mme Prig, sans rien modifier dans son attitude agressive, feignit encore d’éprouver une certaine distraction et étendit la main vers la théière. C’était plus que Mme Gamp n’en pouvait supporter. Elle arrêta au passage la main de Mme Prig, et dit avec une grande émotion :

« Non pas, Betsey ! … il ne faut pas boire à la sourdine, comme ça, s’il vous plaît. »

Mme Prig, ainsi déjouée, se renversa dans son fauteuil ; refermant son œil d’une façon plus marquée, et croisant ses bras plus étroitement encore, elle se mit à balancer lentement sa tête à droite et à gauche, tout en attachant sur son amie un sourire méprisant.

« Mistress Harris, Betsey… continua Mme Gamp.

– Vous m’ennuyez avec votre mistress Harris ! » dit Betsey Prig.

Mme Gamp venait de lui lancer un regard empreint à la fois de surprise, d’incrédulité et d’indignation, quand Mme Prig, fermant de plus en plus son œil et croisant plus fortement encore ses bras, prononça ces paroles mémorables et terribles :

« Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de mistress Harris ! »

Après avoir formulé cette déclaration, elle se pencha en avant et fit claquer ses doigts à trois reprises, et chaque fois plus près du visage de Mme Gamp ; puis elle se leva pour prendre son chapeau, comme si elle sentait qu’il y avait désormais entre elles deux un abîme infranchissable.