Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/401

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Au bout de peu de temps, Ruth et Tom étaient assis l’un auprès de l’autre ; elle était occupée à contempler avec une ferme confiance le visage de son frère. Alors Tom lui parla ainsi d’un ton affectueux, mais grave :

« Je suis très-heureux, ma chère, de ce qui vient de se passer entre nous, non parce que c’est un témoignage assuré de votre tendre affection (car j’en avais auparavant la certitude), mais parce que mon esprit se trouve par là délivré d’un grand poids. »

Tom avait les yeux brillants en parlant de l’affection de Ruth, et il embrassa sa sœur sur la joue.

« Ma chère enfant, continua-t-il, quelque sentiment que j’éprouve pour elle (tous deux semblaient éviter, par un accord mutuel, de prononcer le nom qui était dans leur pensée), depuis longtemps, depuis le premier jour, j’ose le dire, j’ai regardé cela comme un rêve… comme une chose qui aurait pu réussir dans des circonstances très-différentes, mais qui ne pourrait jamais se réaliser. À présent, dites-moi, comment voulez-vous que je sois jamais heureux de ce côté ? »

Ruth adressa à Tom un petit regard tellement significatif, que le frère fut obligé bon gré, mal gré, de le prendre pour une réponse et de poursuivre ainsi :

« Par son propre choix et son libre consentement, elle est fiancée à Martin ; elle l’était longtemps avant que ni lui ni elle connussent mon existence. Et vous voudriez qu’elle devînt ma fiancée ?

– Oui, dit-elle nettement.

– Oui ! reprit Tom. Mais ce serait affreux, au contraire. Pensez-vous, dit-il encore avec un sourire grave, que, lors même qu’elle ne l’aurait jamais vu, elle aurait été concevoir de l’amour pour moi ?

– Pourquoi pas, cher Tom ? »

Tom secoua la tête et sourit de nouveau.

« Vous me voyez, Ruth (et c’est très-naturel de votre part), tel qu’un héros de roman, et, par une sorte de jugement poétique, vous décidez que je pourrais enfin, grâce à quelque moyen imaginaire, épouser la personne que j’aime. Mais il y a, ma chère, une plus haute justice que la justice poétique, et celle-là ne saurait arranger l’ordre des événements d’après les mêmes principes. En conséquence, les gens qui lisent l’histoire des héros de romans, et qui l’ajustent à leur propre taille pour devenir des héros à leur tour, trouvent très-beau d’être mécontents, sombres et misanthropes, et peut-être même un peu