Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/402

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blasphémateurs, parce que les choses ne sauraient être réglées selon leurs vues et leur intérêt personnel. Voudriez-vous me voir grossir le nombre de ces gens-là ?

– Non, Tom. Mais je sais, ajouta-t-elle timidement, que c’est un chagrin qui gâte toutes vos joies. »

Tom eut un moment l’idée de contester le fait. Mais c’eût été pure folie, et il y renonça.

« Ma chérie, dit-il, je reconnaîtrai votre affection en vous disant la vérité, toute la vérité. C’est un chagrin pour moi. Je l’ai plusieurs fois senti, bien que j’y aie toujours résisté. Mais quelqu’un qui vous est précieux peut mourir… et vous pouvez rêver dans vos songes que vous êtes dans le ciel avec l’âme envolée, et considérer comme un chagrin de vous réveiller à la vie sur la terre, qui n’est pas cependant plus rude pour vous que quand vous vous étiez endormie. Il m’est pénible aussi de contempler mon rêve, quoique j’aie toujours su que ce n’était qu’un rêve, même lorsqu’il s’offrit à moi pour la première fois ; mais je n’ai pas à accuser la réalité que je retrouve autour de moi. Elle est toujours la même qu’autrefois. Ma sœur, ma douce compagne, qui me rend ce lieu si cher, m’est-elle moins dévouée, Ruth, qu’elle ne me l’eût été si cette vision ne m’eût jamais troublé ? Mon vieil ami John, qui eût pu si aisément me traiter avec froideur et négligence, est-il moins cordial pour moi ? Les gens qui m’entourent sont-ils moins bons pour cela ? Faut-il que mes paroles soient amères, mes regards farouches, et que mon cœur se glace, parce qu’il est tombé sur mon chemin une excellente et belle créature qui, sauf mon égoïste regret de ne pouvoir l’appeler ma femme, pourrait, comme toutes les autres bonnes et belles créatures, me rendre plus heureux et meilleur ? … Non, sœur chérie, non, dit Tom avec force : en me rappelant tous mes motifs de bonheur, j’ose à peine nommer chagrin ce crève-cœur secret ; mais, quelque nom qu’on puisse lui donner, je remercie le ciel de ce que ce sentiment m’a fait plus sensible à l’affection et à l’attachement, et m’a rendu vingt fois plus tendre. Je n’en suis pas moins heureux, Ruth, pas moins heureux ! »

Elle ne pouvait parler, mais elle l’aimait autant qu’il le méritait. Oui, elle l’aimait autant qu’il le méritait.

« Elle dessillera les yeux de Martin, dit Tom avec un éclair d’orgueil, et alors tout sera éclairci ; car, pour elle, je sais bien que rien au monde ne pourra lui faire dire que j’aie trahi