Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/408

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prudence avec laquelle le coupable surveillait tout indice qui pût amener la découverte de son forfait, s’aiguisait par le sentiment même des périls dont il était entouré. Avec un meurtre sur la conscience, et au milieu des alarmes et des terreurs sans nombre qui s’attachaient à lui jour et nuit, il n’eût pas reculé devant un autre crime pour assurer l’impunité du premier. C’était déjà une partie de sa punition, une nécessité de sa situation coupable. L’acte même que ses terreurs lui rendaient insupportable, ses terreurs le lui auraient fait recommencer.

Mais il suffisait à ses projets de tenir le vieillard en chartre privée ; son but était de fuir après que la première alarme, la première surprise, se seraient apaisées, et quand il pourrait faire le coup sans éveiller des soupçons immédiats. En attendant, les deux gardes-malades forceraient le vieillard à se tenir tranquille ; et elles n’étaient pas femmes à s’émouvoir aisément si Chuffey s’avisait de jaser. Jonas connaissait la discrétion de leur commerce.

Il n’avait pas non plus prononcé une parole en l’air lorsqu’il avait dit que le vieillard devait être bâillonné. Il avait résolu de s’assurer son silence : ce qu’il considérait, c’était la fin, et non les moyens. Toute sa vie il avait été dur, rude et cruel pour ce vieillard ; et, dans son esprit, la violence lui semblait toute naturelle avec Chuffey. « Il sera bâillonné s’il parle et garrotté s’il écrit, dit Jonas en le regardant, car ils étaient assis seuls ensemble. Il est assez fou pour cela ; j’irai jusque-là ! »

Chut !

Il écoute. Il écoute tous les bruits. Il avait écouté sans cesse ; mais non, ce n’était pas encore ça qui venait. La faillite déclarée de la Compagnie d’assurances, la fuite de Crimple et de Bullamy avec leur butin et surtout, comme Jonas le craignait, avec son propre billet qu’il n’avait pas retrouvé dans le portefeuille de l’homme assassiné, et qui avait probablement dû être remis avec l’argent de M. Pecksniff à quelque ami fidèle, pour être déposé en sûreté dans la caisse ; ses pertes immenses et, en outre, la perspective périlleuse d’être encore déclaré responsable comme actionnaire de la Compagnie en désarroi : toutes ces images se présentaient à la fois à son esprit, mais il ne pouvait les contempler en face. Il les savait là ; il sentait la rage, l’accablement, le désespoir qu’elles amenaient avec elles ; mais