Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/409

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toutes ses forces se concentraient sur une seule question… question épouvantable : s’ils allaient trouver le cadavre dans le bois ! …

Il essayait… il n’avait pas un moment cessé d’essayer, non pas d’oublier que ce cadavre était là, c’était chose impossible, mais d’oublier le supplice qu’il s’infligeait à lui-même en vivifiant dans son imagination l’image du cadavre : par exemple, il se voyait marchant doucement, doucement parmi les feuilles ; puis il s’approchait peu à peu à travers une brèche pratiquée dans le taillis, effarouchant même l’essaim de mouches qui s’accrochaient en tas à leur proie comme des grappes de groseilles desséchées. Son esprit s’attachait fixement à l’idée de la découverte, et c’était pour s’en rendre compte qu’il écoutait si attentivement tous les cris et tous les bruits, qu’il écoutait si quelqu’un entrait ou sortait ; que, de sa fenêtre, il guettait les gens qui allaient et venaient dans la rue, et qu’il se tenait en garde contre ses propres regards et ses propres paroles. Et plus ses pensées étaient concentrées sur la découverte possible, plus était forte la fascination qui les ramenait à cet unique sujet : le cadavre étendu solitaire dans le bois ! Jonas était comme contraint de le montrer à chaque créature qu’il pouvait voir et de dire : « Regardez ! connaissez-vous ceci ? L’a-t-on trouvé ? me soupçonnez-vous ? » S’il avait été condamné à porter le corps entre ses bras et à le déposer, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les gens qu’il eût rencontrés, ce cadavre n’eût pas été plus constamment avec lui et ne lui eût pas causé une préoccupation plus monotone et plus terrible.

Et cependant il n’éprouvait point de regret. Ce qui le troublait, ce n’était pas le remords, ce n’était pas le repentir de l’attentat qu’il avait commis : ce n’étaient que les alarmes qu’il ressentait pour sa propre sûreté. L’idée vague où il était d’avoir englouti sa fortune dans cette spéculation meurtrière redoublait sa haine et sa soif de vengeance, mais elle doublait aussi le prix de la satisfaction qu’il s’était donnée. L’homme était mort ; rien ne pouvait faire qu’il ne fût pas mort. En y pensant, c’était une victoire, cependant.

Il avait exercé sur Chuffey une surveillance vigilante depuis le meurtre : rarement il le quittait, à moins d’y être forcé, et encore n’était-ce que pour le moins de temps possible.

Ils étaient donc, comme nous l’avons vu, ensemble, tête à tête. Le crépuscule tombait, et le moment marqué pour