Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/417

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En même temps Mark croisa ses bras et s’assit sur le rebord de la croisée, avec l’air d’être tout prêt à faire quelque chose, soit à sauter lui-même par la fenêtre, soit à précipiter Jonas dans la rue, pour peu que la compagnie l’eût pour agréable.

Le vieux Martin se tourna vers Lewsome :

« Voici l’homme, dit-il en tendant sa main vers Jonas. N’est-ce pas lui ?

– Pour en être sûr, répondit Lewsome, vous n’avez qu’à le regarder, et vous serez convaincu de la sincérité de mes révélations. Je n’ai pas besoin d’autre témoin.

– Ô mon frère ! s’écria le vieux Martin en serrant convulsivement ses mains et levant ses yeux au ciel. Ô mon frère, mon frère ! sommes-nous donc restés étrangers l’un à l’autre la moitié de notre vie pour que vous ayez élevé un pareil monstre, et que moi j’aie fait de mon existence un désert, en desséchant toutes les fleurs qui croissaient autour de moi ! C’est donc là que devaient aboutir vos principes et les miens ; voilà la créature que vous avez élevée, formée, dirigée ; voilà le prix de vos privations et de vos peines ! Et c’est moi qui dois poursuivre son châtiment, quand rien ne peut réparer les ruines du passé ! … »

Tout en parlant ainsi, le vieux Martin se laissa tomber dans un fauteuil, et, détournant le visage, il garda quelques instants le silence. Puis il reprit avec une énergie nouvelle :

« Mais la moisson maudite de nos erreurs sera foulée aux pieds. Il n’est pas trop tard pour cela. Misérable ! si nous vous mettons en face de cet homme, ce n’est pas pour vous ménager, c’est pour vous traiter selon la justice. Écoutez ce qu’il dit ! Répliquez ensuite ou gardez le silence ; niez ou confirmez ses paroles, mettez-le au défi, faites ce qu’il vous plaira. Cela ne changera rien à ma résolution. Allez ! Et vous, dit-il à Chuffey, pour l’amour de votre vieil ami, parlez ouvertement, mon brave homme !

– J’ai gardé le silence pour l’amour de lui ! s’écria le vieillard. Il m’en avait conjuré. À son lit de mort, il m’en fit faire la promesse. Je n’eusse jamais parlé si vous n’en aviez pas tant appris auparavant. Je n’ai pas eu depuis d’autre pensée, je ne pouvais pas m’en empêcher, et bien des fois tout cela m’est revenu comme un rêve, mais pendant que je veillais et non pas dans mon sommeil. Est-ce qu’il y a des rêves pareils ? » demanda Chuffey, attachant sur le vieux Martin un regard plein d’anxiété.