Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/422

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à dire que la potion avait un goût étrange ; aussitôt son fils s’en alla et sortit de la maison. »

Jonas fit entendre une toux courte et sèche ; et, changeant de position pour en prendre une plus commode, il croisa ses bras sans regarder les assistants, qui de leur côté pouvaient très-bien voir sa figure.

« M. Chuzzlewit écrivit au père… j’entends le père de la pauvre créature qui est sa femme aujourd’hui, et l’invita à venir, afin de hâter le mariage. Mais son esprit, comme le mien, se ressentait un peu de l’effet du chagrin, et son cœur était brisé. Depuis la nuit où il était venu me trouver, il ne fit que délirer ; et jamais, depuis, il ne recouvra son intelligence. Il ne s’était écoulé que peu de jours, mais le double d’années ne l’eût pas autant changé. « Épargnez-le, Chuff, » me dit-il avant de mourir. Tels furent les seuls mots qu’il put prononcer. « Épargnez-le, Chuff ! » Je promis de le faire, et je me suis efforcé de tenir parole : c’est son fils unique. »

Dans ce récit des derniers moments de son ami, la voix du pauvre Chuffey, qui était devenue de plus en plus faible, lui manqua entièrement. Faisant un mouvement avec sa main, comme pour dire qu’Anthony la lui avait prise et avait expiré en la pressant, il s’en retourna dans le coin où d’ordinaire il couvait ses chagrins, et il rentra dans le silence.

Jonas ne craignait plus de regarder les assistants ; il le fit même avec une certaine audace.

« Eh ! bien, dit-il après un intervalle de silence, êtes-vous satisfaits ? Avez-vous encore d’autres complots à ourdir ? car ce drôle de Lewsome est capable d’en faire à la douzaine ! Est-ce tout ? n’avez-vous pas encore quelque chose ? »

Le vieux Martin le regarda fixement à son tour.

Jonas poursuivit ainsi, le sourire aux lèvres :

« Je ne sais ni ne me soucie de savoir si vous êtes ce que vous sembliez être chez Pecksniff, ou bien si vous êtes autre chose, un saltimbanque par exemple ; mais je n’ai que faire de vous chez moi. Vous veniez si souvent ici du temps de votre frère, vous aviez tant de tendresse pour lui (votre cher frère, votre bien-aimé frère, ce qui n’empêche pas que, de son vivant, vous vous seriez volontiers pris aux cheveux), que je ne suis nullement surpris de votre attachement pour la maison ; mais la maison ne vous est pas du tout attachée, et vous ne sauriez la quitter trop tôt, ce sera toujours trop tard. Quant à ma femme, mon vieux, renvoyez-la tout droit au lo-